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Les croisades

Voilà un sujet complexe et difficile, une histoire en grande partie légendaire ! Voilà encore une référence au passé toujours actualisée par des aventures guerrières contemporaines. La Russie de Poutine ne s'est-elle pas affublée d'un costume de croisé contre un prétendu "nazisme" Ukrainien ? Elle oublie sans doute qu'Hitler, naguère, avait voulu une "croisade antibolchevique" contre la Russie de Staline. On note des accents comparables à cela dans les discours américains qui ont accompagné la guerre en Irak et la lutte contre Al Qaida, tandis que les pasdarans Iraniens ont des propos très ressemblants contre le "grand satan" américain. Il y a encore d'autres sortes de "croisades" de nos jours, moins belliqueuses mais aussi enflammées dans leurs propos, pour des causes écologiques,

anticoloniales ou culturelles. En revenir à l'histoire des croisades médiévales peut-il nous aider à comprendre de quoi il s'agit ?

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Le mot et la chose

Les croisades médiévales, notre sujet,  sont pour moi une énigme : comment expliquer cet élan de milliers de gens de toutes sortes dans une aventure qui fut mortelle pour un grand nombre ? Certains historiens la racontent comme une "épopée", tel René Grousset qui fait encore autorité pour beaucoup et influence fortement les romans et fresques soi-disant historiques au cinéma, et les considère comme une première colonisation. D'autres, non moins prestigieux, comme Jacques Legoff,  traitent les croisades comme une catastrophe, comme l'exutoire mortellement inutile d'un trop plein d'énergie vitale qui n'aurait pas produit d'autre bénéfice à l'Europe que ... la découverte de l'abricot ! D'autres encore comme Alphandéry, y ont vu une quête mystique. Et que dire des récits qu'en ont fait les historiens arabes, partagés entre l'incompréhension envers les croisés, ces barbares, et la nostalgie d'une civilisation perdue ? En fait, il n'y a pas une, mais des croisades. Le pluriel convient seul pour nommer tout aussi bien les faits que les relations qui en ont été faites.

Pour démêler cet écheveau, pour y retrouver du sens, il faut commencer par distinguer le mot et la chose. Je vois se croiser deux logiques dans cette séquence historique qui dure tout de même 175 ans. Le mot "croisade" est une claire référence à une pensée complexe : c'est le symbole-clé du christianisme, de son eschatologie, c'est-à-dire la mort et la résurrection, la fin du monde actuel et l'avènement, la parousie d'un monde nouveau. Les "croisés", en portant une croix sur leurs vêtements, partaient à la conquête de cela en criant "Dieu le veut", la phrase qui fut clamée par la foule quand elle entendit l'appel du pape Urbain II à Clermont-Ferrand, le 27 novembre 1095. C'est donc un phénomène religieux par essence, au point que ce même pape a promis à ceux qui "se croisaient" la rémission des péchés et l'accès au paradis s'ils périssaient dans l'aventure. Je note qu'il existe un presqu'équivalent dans la pensée musulmane du "djihad". Croisade et djihad ont ceci de commun que ces mots portent en eux l'idée d'un monde meilleur à conquérir, par la "guerre sainte", ici bas ou dans l'au-delà de la mort.

Le point commun entre le mot et la chose, c'est la conquête ! Mais la chose est toute autre. C'est une géostratégie impériale, l'idée d'une domination sans partage, d'une hégémonie, sur l'ensemble du monde connu. En Europe occidentale, cette idée est ancienne, elle remonte à Alexandre le Grand puis à l'empire Romain. Elle est reprise par les papes, qui se pensaient héritiers du "testament de Constantin", notamment le grand réformateur Grégoire VII et ses successeurs, Urbain II et Innocent III. Selon eux, le pape, "vicaire du Christ", était destiné à être le maître du monde chrétien et les rois n'étaient que le bras armé de la volonté divine exprimée par la papauté. Cette conception de l'hégémonie a été reprise à leur propre compte par les empereurs germaniques, Conrad III, Frédéric Barberousse et Frédéric II, mais aussi par les rois, Louis VII, Philippe Auguste et Richard Coeur de Lion. Les grandes cités marchandes Italiennes, Venise, Gênes et Pise, s'en sont déclarées les vecteurs à leur plus grand profit. Ainsi les croisades ont été l'occasion  de s'approprier la Méditerranée, le "mare nostrum" des Romains le centre du monde. Rien d'étonnant pour l'époque : cette ambition était largement partagée avec les musulmans qui se disputait le califat de l'oumma (communauté des croyants), les Byzantins de Constantinople, héritiers de la Rome antique, et aussi les Mongols qui, comme les Chinois, pensaient que Pékin était le pôle central de l'univers.

Les croisades, une ambition impériale des princes

Leur objectif avoué à tous était de "libérer" Jérusalem. Que représentait donc ce lieu ? Il y avait en fait deux Jérusalem : 

La Jérusalem terrestre était une ville de taille moyenne, qui vivait essentiellement de sa fonction de centre de pèlerinage, le pèlerinage musulman  vers le rocher depuis lequel Mahomet se serait élevé vers le ciel, le pèlerinage chrétien, de plus en plus fréquenté par des groupes nombreux de pélerins organisés et armés depuis le début du XI° siècle, le lieu où Jésus fut crucifié et, croit-on, ressuscité. Les Turcs avaient enlevé la ville aux arabes en 1071, et des rumeurs d'horreurs et d'atrocités couraient en Europe sur ce changement de régime. Mais la raison principale de cette fixation des opinions sur elle reposait sur une perception symbolique. Jérusalem devait être le lieu du retour du Messie, du Jugement dernier, de l'Apocalypse. Elle devrait alors se réunir à la Jérusalem céleste, la cité idéale dont le Christ était le roi. Pour tous, Juifs, Chrétiens et Musulmans, Jérusalem était le lieu où il fallait être pour comprendre et réaliser en une sorte de fusion mystique l'idéal et le réel de la cité. Ceci était valable, aussi bien pour les princes terrestres qui pouvaient trouver en cette conquête la consécration de leur pouvoir.

Tous voulaient en être, tous sauf Urbain II, l'auteur de l'appel inaugural : son discours ne dit rien de Jérusalem. Le pape, en effet venait de recevoir du basileus Alexis Comnène un appel au secours, face aux attaques répétées des Turcs sur ses possessions d'Asie mineure. Il était alors en tournée de conciles réformateurs. A Clermont Ferrant, donc, après un entretien avec le puissant comte de Toulouse, il prononça cet appel, qui enflamma la foule. Et l'idée incendia les esprits. Il s'agissait en fait de tout autre chose et l'erreur papale fut vite corrigée : monter à l'assaut de La Ville sacrée permettait de mettre fin aux incessantes querelles  des seigneurs féodaux en les mettant tous sous sa houlette, y compris les Byzantins qui devenaient un objectif secondaire.

Il fallait une expédition militaire d'envergure, car le voyage par terre à travers l'Europe, l'empire byzantin et l'Anatolie Turque durait 5 mois. Des princes ambitieux, attirés par la possibilité d'obtenir une couronne royale, se rallièrent et l'armée fut facilement réunie entre les Belges de Godefroi de Bouillon, les Aquitains de Raimond de Toulouse, les Normands de Bohémond de Tarente et d'autres. Ils parvinrent devant Constantinople et négocièrent laborieusement leur alliance avec un Alexis Comnène surpris et inquiet. Car ils avaient été devancés par une autre croisade, celle dite des "pauvres gens" conduite entre autres par Pierre l'Ermite. Je reparlerai plus loin de cette autre croisade, si singulière et si décriée. Mais je constate déjà que la croisade s'était divisée en deux dès le départ, bien avant d'arriver sur les lieux.

La première croisade des princes s'acheva par la prise et le massacre de Jérusalem. En l'étudiant de près, on saisit que c'est parce que les grands seigneurs qui la dirigeaient en ont été forcés sous la pression des combattants-pèlerins qui la composaient. Mais la guerre, même "sainte" resta l'affaire des princes. Ces derniers, en effet, n'en ont pas moins créé d'abord des fiefs, domaines féodaux, autour des grandes villes qu'ils ont conquis, Edesse et Antioche; ils voulaient en rester là. C'est ensuite que symboliquement, ils se sont trouvés sous la suzeraineté du "royaume de Jérusalem". Les croisades qui suivirent étaient censées venir au secours de ces territoires menacés par les contre-attaques incessantes des Turcs qui ont repris Edesse. Les chevaliers croisés étaient eux-mêmes censés servir et protéger les "lieux saints" en créant des ordres religieux de moines-soldats, les Templiers et les Hospitaliers. Mais dès la seconde croisade, appelée par le pape et menée par l'empereur Conrad III et le roi de France Louis VII, la prédication de Bernard de Clairvaux à Vézelay puis à Cologne condamna les mobilisations populaires qui gênaient les manoeuvres et les ambitions des chevaliers croisés. Une partie des historiens modernes adopte ce point de vue en considérant les populations qui accompagnèrent ces armées avec mépris, comme un ramassis de brigands appelés "ribauds", ou "tafus", mus par un "mélange de ferveur, d'excitation et d'indiscipline" (selon Peter Frankopan), accusés de pillages, de viols et même d'anthropophagie, mais aussi combattants redoutés par les Turcs. "Négligeons l'écume ainsi soulevée par la vague des croisades pour suivre la croisade elle même, la seule qui mérite ce nom", écrit René Crouzet. Et de s'appesantir sur les péripéties des huit croisades princières qui se succédèrent, sans pouvoir cacher, finalement, que leurs objectifs s'éloignaient de plus en plus de la préservation de la ville sainte, pour s'orienter vers le contrôle de la Méditerranée en attaquant Damas, Acre puis Constantinople, Damiette (dans le delta du Nil) et enfin Tunis. On en trouvera sans peine des récits plus ou moins précis, plus ou moins idéalisés dans de nombreuses publications.

Ce parti pris est trop catégorique pour ne pas être discuté.

Les croisades des pauvres gens

Les historiens qui se sont penchés sur les croisades dites "des pauvres gens", ou "des pastoureaux", ou encore "des enfants", sont moins nombreux. Certes les sources et témoignages qui les évoquent sont rares et, pour la plupart, péjoratifs et critiques à leurs égards. Mais ils ne peuvent les considérer comme des faits négligeables ou mineurs. On évoque souvent la première, qui précéda la première croisade des chevaliers à Constantinople et reste considérée comme celle de Pierre l'Ermite. Mais il en eut plusieurs autres par la suite, celle "des enfants" en 2012, celles "des pastoureaux" en 1251 et en 1320. Il faut aussi considérer qu'en dehors de ces mouvements de masse qui concernait sans doute, pour chacun d'entre eux, plusieurs dizaines de milliers de personnes, un flux continu de pèlerins se dirigeait vers Jérusalem, plus ou moins pieux, plus ou moins armé, plus ou moins décidé à s'établir en terre sainte.

On rapproche volontiers ces mouvements des "émotions populaires" qui scandent périodiquement l'histoire. On les accompagne de phénomènes inexpliqués qui rappellent la grande terreur de l'an mil : famines, pandémies, apparitions miraculeuses, naissances d'animaux ou d'enfants monstrueux. Selon Alphandéry, la croisade des pauvres gens aurait été un vaste mouvement de conversion populaire, emprunt de merveilleux et d'eschatologie, en parallèle au mouvement de construction des cathédrales et de vénération des reliques de saints. Les prédicateurs de ces croisades exaltaient la sainteté de la pauvreté, la pénitence, la quête de pureté. Ils encourageaient la croisade comme une rédemption sacrificielle, une sorte de renaissance par la rupture de tous liens matériels et affectifs pour partir. Rapidement, devant la méfiance voire l'hostilité du clergé, et aussi les calculs et atermoiements des puissants, ces mouvements devinrent critiques de l'ordre établi et parfois se révoltèrent.

On ne peut cacher que la première croisade des pauvres, celle qui fut emmenée par Pierre l'Ermite en 1096, n'était pas seulement un rassemblement de pèlerins. On y rencontra aussi des vagabonds, paysans sans terre, domestiques en chômage, chevaliers sans fief, mercenaires désoeuvrés, aussi bien que des gens de petite et moyenne noblesse et des bourgeois. Le premier rassemblement eut lieu en Ile de France et en Champagne autour de Pierre l'Ermite. Les croisés, démunis de tout, se livraient à des pillages et il y eut déjà des heurts avec la population locale. Il y en eut plusieurs autres, conduits par d'autres prédicateurs depuis la Rhénanie, comme Leiningen, Folkmar et Gottschalk. Dès le départ et sur la route de leur voyage, ces croisés se livrèrent à de pogroms antisémites. Ils considéraient qu'il fallait d'abord "purifier" leur pays des incroyants avant d'aller combattre les infidèles au Moyen-Orient. Ainsi furent soumises à leurs sévices les villes de Metz, Spire, Worms, Trèves, Cologne, Mayence, Cologne, Ratisbonne et Prague, malgré les tentatives, plus ou moins fermes, des évèques locaux de protéger les juifs. Ces derniers étaient encouragés dans cette attitude par l'empereur d'Allemagne lui-même : le rôle économique des juifs était trop important pour qu'on laissât faire les croisé. Ce qui n'empêcha pas certains de ces cortèges, en particulier celui du comte de Leiningen, d'être si violents que lorsqu'ils passèrent en Hongrie, les armées royales les dispersèrent et en massacrèrent une partie. On sait aussi que leur dénuement était tel que leur chemin était semé de cadavres victimes de la faim, de l'épuisement ou de la maladie.

Néanmoins, le gros de ces croisés parvint à la frontière de l'empire Byzantin. Les forces militaires envoyées par le Basileus les encadrèrent, sans pour autant réussir toujours à éviter les pillages. Après avoir tenté de les faire attendre l'arrivée des chevaliers près de sa capitale, le Basileus les fit traverser le Bosphore et les envoya dans une place fortifiée près de Nicée. C'est là que les Turcs les assaillirent et en exterminèrent le plus grand nombre. On ignore s'il y eut connivence entre les Byzantins et les Turcs pour les faire disparaître. La rumeur en a couru, sans preuve aucune. Les rescapés rejoignirent l'armée des chevaliers pour grossir la troupe des "Tafus" qui l'accompagnait. C'est alors que Pierre l'Ermite mourut de maladie.

La triste réputation de cette première croisade des pauvres gens ne fit que renforcer la méfiance des autorités à l'égard de ce genre de mouvements. Il y eut un certain temps avant que le phénomène se soit renouvelé, mais avec un certain changement. Simultanément, un peu partout mais surtout dans le sud de la France, se sont développé des pratiques et des prédications qualifiées d'"hérétiques" par l'Eglise : les Cathares dans le Sud Ouest et les Vaudois (du nom de leur prédicateur, Pierre Valdo) dans le Sud Est. Elles avaient en commun avec les croisades dites populaires qu'elles étaient critiques à l'égard des abus du clergé catholique. Elles ont été l'objectif d'une féroce répression conquérante de la noblesse avec la bénédiction de la papauté, qu'on appelle actuellement la "croisade des albigeois" de 1209 à 1229. Mais les croisades populaires ne se sont pas soulevées dans les mêmes régions ni avec les mêmes buts.

En 1212, à la suite de deux "jeunes bergers", Etienne de Cloyes (près de Vendôme) et Nicolas (près de Cologne) qui prétendaient avoir reçu des visions divines et un appel à se croiser, des cortèges nombreux de personnes qu'on appela "enfants", parce qu'ils étaient pauvres et démunis, partirent en croisade. Ils processionnaient en chantant des cantiques. Critiques, eux aussi, à l'égard du clergé qui les méprisait, ils vivaient d'aumônes, et croyaient se rendre au bord de la Méditerranée  où un miracle, disaient-ils, ouvrirait la mer (comme la mer rouge pour Moïse)  pour les conduire aux lieux saints. Etienne de Cloyes était porteur d'une lettre au roi de France. Philippe Auguste le reçut mais, sur les conseils de la Sorbonne, le renvoya. Le cortège, cependant poursuivit sa route jusque Marseille. Ceux qui survécurent à cette marche disparurent alors. On dit que des marchands leur offrirent le transport en bateau vers la Palestine, que certains bateaux firent naufrage et que les autres furent capturés et réduits en esclavage par les pirates. Le cortège de Nicolas de Cologne, après une terrible traversée des Alpes, parvint dans la plaine du Pô où les survivants, mal accueillis, sombrèrent dans la misère.

Au moins deux autres "croisades populaires" suivirent cette dernière : on les nomma "croisades des pastoureaux", parce qu'elles auraient été composées principalement de bergers et de jeunes paysans démunis. Elles se sont plus clairement dressées contre le dévoiement, selon elles, de la croisade en conquête. Celle de 1252 suivit l'échec de la première croisade de Louis IX ("saint louis") devant Damiette où il fut fait prisonnier par les mamelouks. Ces croisés, abandonnant leurs troupeaux et leurs familles, s'en prirent d'abord aux juifs mais surtout aux biens du clergé qui refusait de les soutenir. Ils furent bien accueillis en apparence par la régente Blanche de Castille à Paris, mais furent massacrés par la noblesse ensuite. Celle de 1320, moins virulente envers les juifs et moins connue, fut elle aussi massacrée en arrivant dans le comté de Toulouse.

Que leur reprochait-on, sinon d'intervenir en masse dans la vie publique, au grand dam de l'ordre politique et religieux existant ? C'est ce qui explique les réactions des autorités, bienveillance apparente, mais répression brutale en fin de compte.

Postérité des croisades "populaires"

La singularité de ces "croisade des enfants" et des "pastoureaux" a troublé et divisé les témoins de l'époque : les uns leur faisaient aumône, les autres les considéraient comme "sataniques" ou comme des migrations animales. Tous l'ont considérée comme un événement; les autorités les ont rejetées, combattues et même exterminées. Il s'agit, je pense, de la continuation d'une subjectivité sans doute millénariste, critique à l'égard de l'ordre établi mais aussi des croisades princières, et de l'exploitation que l'Eglise en a fait en incitant ceux qui ne se croisaient pas à lui verser de l'argent : c'est ainsi que commença le commerce des "indulgences" et celui des reliques, à commencer par celles que les croisés ramenèrent de Palestine (le "saint suaire", la "couronne d'épines", la "sainte lance", les morceaux de la "vraie croix" etc, etc). Mais c'est aussi le début des visions miraculeuses qui se prolongèrent jusqu'au XX° siècle, et des pélerinages, en particulier celui de Saint Jacques de Compostelle qui se substitua à celui de Jérusalem après les croisades jusqu'à nos jours. Des mouvements de piété populaire qui se sont imposés à l'Eglise !

Il y a, à ces croisades populaires, une autre postérité qui n'est pas tout à fait religieuse, tout comme il y a une évolution sensible de ces mouvements successifs, du millénarisme originel (qui ne disparaîtra jamais tout à fait) à l'intervention politique, incluant l'usage de la violence face à la violence de l'ordre établi. C'est pourquoi je vois que des mouvements de masse suivent ces croisades, qui perdent leur dimension religieuse pour acquérir une dimension nettement politique. Quarante ans après la dernière croisade des pastoureaux, en pleine guerre de cent ans, ce fut la "grande jacquerie" (1358) qui débuta en Picardie et en Champagne contre les seigneurs, leurs violences et leur pression fiscale, là où étaient apparues les croisades populaires ; et ce n'est pas un hasard ! Après avoir brûlé des châteaux et combattu victorieusement une première armée de chevaliers, elle fut écrasée et subit une effroyable répression. Le monde rural s'en est souvenu bien plus tard, lors des grandes révoltes antifiscales du XVII° siècle, notamment celle des "bonnets rouges" (1675). Pourtant il y eut entre temps une suite encore plus nettement politique, en 1429, dont je traite dans un autre article de ce site : le mouvement populaire qui accompagna Jeanne d'Arc dans sa chevauchée jusqu'au sacre de Charles VII à Reims, un geste politique empreint de religiosité jusqu'au point de s'appuyer, comme les "croisades des enfants", sur des apparitions et "révélations" miraculeuses pour désigner qui devait être le roi de France au mépris des tractations et des alliances féodales  à l'origine de cette guerre interminable.

Il y a donc bien une division en deux des croisades, et ce, comme l'histoire des origines le révèle, depuis le commencement, depuis l'appel de 1095. Aujourd'hui, il y a encore un écho de cette division, entre ceux qui considèrent les croisades comme un moment historique précurseur des colonisations, et qui est condamné pour cela, et ceux qui considèrent les croisades comme un passé épique, un modèle de mobilisation des masses pour une grande aventure, pour la conquête ou la reconquête d'un empire. Moi, j'y vois encore autre chose, car le point commun entre ces deux remémorations des croisades, c'est qu'elles ne concernent que les croisades princières. Ce que je vois, c'est l'émergence d'autres projets, d'autres initiatives, d'autres perspectives, mêmes si elles nous paraissent de nos jours utopiques. Cela reste occulté, menacé d'oubli, ce surgissement totalement incongru des croisades d'enfants ou de pastoureaux. Pourtant cela reste en mémoire, m'étonne, et me suggère d'y trouver des correspondances avec ce que j'observe aujourd'hui. La chose demeure entachée à mes yeux d'opprobre, mais le mot garde pourtant dans mon esprit  des odeurs de révolte, certes ; elle porte surtout l'idée de nouveautés. Au delà de la promesse de pardon des péchés, il y avait celle d'une nouvelle vie, celle d'autres possibles. Du "salut de l'âme" et du "royaume de Dieu", les "enfants" et "pastoureaux" s'inquiétaient, mais ils se préoccupaient d'abord des excès et des abus de leur monde contemporain. De la mystique, ils passaient à l'action, aussi bien sur leur environnement immédiat que dans la quête de terres lointaines. Des mouvements de masse de cette sorte, il y en eut d'autres depuis. C'est à mon avis l'autre sens du mot "croisade" qui ne s'est pas totalement perdu, que ce soit lors de la conquête de l'Ouest américain aux XVIII et XIX° siècle ou pendant les "révolutions" contemporaines.

Un peu de bibliographie ...

René Grousset, L'épopée des croisades, 1939, réédition Perrin 2017

         La légende

A. Alphandéry, La chrétienté et l'idée de croisade, Paris 1954

         La mystique. Ancien mais incontournable !

Collectif : Les Croisades, Seuil 1988

         Un recueil d'articles explorant de nombreux aspects du phénomène

Jean Flori, La Première Croisade, L'Occident chrétien contre l'Islam, Paris, Complexe, 2001

         Très complet

Gabriel Martinez-Gros, De l'autre côté des croisades, L'Islam entre croisés et Mongols, Points histoire, 2021

         Une histoire géopolitique intéressante

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