
Verdun (1916)
Depuis un certain nombre d'années, les historiens ont tendance à relativiser l'importance de la bataille de Verdun et surtout du rôle de Pétain dans cette bataille, mais ils ont du mal à expliquer sa postérité. Verdun est en effet dans la mémoire de tous le nom symbolique de la "grande guerre", "celle que j'préfère" dit la chanson de Brassens. Une postérité subjective mondiale et pas seulement franco-allemande. Le rappel des faits ci-dessous confirme bien que la bataille de Verdun ne fut ni la plus meurtrière ni décisive, comme on va le voir, mais sa postérité est complexe, contradictoire, changeante, vivace.

Les faits :
Le contexte :
Verdun fut une bataille essentiellement Franco-Allemande en plein coeur de la guerre mondiale, mais elle eut immédiatement un retentissement international. Ce fut le produit d'une stratégie de part et d'autre. Après la bataille de la Marne et l'immobilisation du front en 1914, Verdun resta un saillant dans ce front, dû au fait que les troupes du général Sarrail avaient bien résisté à l'assaut allemand pendant la bataille de la Marne à cet endroit, qui était puissamment fortifié. En 1915, Allemands et Français ont tenté de rompre ce front, sur Ypres et en Champagne et ce furent des échecs de part et d'autre. En même temps, les alliés ont tenté d'ouvrir d'autres fronts, en Serbie, en Turquie, en Italie, mais ils furent arrêtés chaque fois. C'est en 1914 et en 1915 que les pertes humaines furent les plus lourdes de toute la guerre.
Le Front :
Les offensives de 1916, sur Verdun par les Allemands et sur la Somme par les Franco-Anglais, furent inspirés de la même logique de percée du front, tous étant alors convaincus que la guerre était devenue une véritable guerre de siège à l'échelle continentale. Ils eurent les mêmes méthodes de combat qui privilégiaient nettement l'usage intensif de l'artillerie. Il n'y eut pas alors d'armes vraiment nouvelles : les mitrailleuses, les grenades, les barbelés, les canons de campagne et les canons de siège, les gaz étaient perfectionnés mais existaient déjà depuis longtemps. Il y eut même une régression dans l'armement offensif par l'usage dans les combats au corps à corps de la baïonnette du côté français, et de la pelle affûtée du côté allemand. La seule innovation fut l'usage par les Allemands des lance-flammes. Mais les historiens considèrent que Verdun marque un tournant dans la manière de combattre, par l'importance dominante du matériel sur les hommes tant dans la pensée des stratèges que dans le vécu des combattants. Il s'agissait encore en 1916 de concentrer le maximum de moyens et de forces sur le minimum d'espace en un point précis du front. C'est seulement en 1917 qu'on vit se développer les armes nouvelles : sous-marins, avions et chars. En fait, en 1916 encore, l'artillerie, malgré des bombardements d'une intensité jamais connue, ne parvint pas à anéantir la défense adverse. C'est pourquoi, autant que les bombardements, les assauts d'infanterie furent des carnages .
La subjectivité des combattants dans les deux camps était comparable. Les puissances centrales, Allemagne et Autriche-Hongrie (et dans une moindre mesure la Turquie), encerclées et soumise à un blocus continental, tentaient des "sorties" pour briser l'étau allié. Les Allemands, en particulier combattaient pour sauver leur empire, face à l'encerclement des puissances alliées (France, Grande Bretagne et Russie). Les idées pangermanistes, qui furent virulentes avant guerre, étaient le fait d'une minorité en réalité. Pour les Français, l'ennemi "Boche" était l'envahisseur barbare, une fois de plus après 1815 et 1870. La propagande, qui faisait croire qu'en août et septembre 1914, tous criaient "A Paris !" ou "A Berlin !", n'était même plus un souvenir en 1916. Quand les combats commencèrent en 1914, la volonté de se battre était forte, mais les batailles meurtrières de 1915 l'émoussa et, dès 1916, il s'agissait de plus en plus de combattre pour survivre. La subjectivité combattante, de part et d'autre, était défensive, ceci étant renforcé par le mode de combat car l'agression était essentiellement mécanique : 70% des pertes humaines étaient dues aux bombardements. En été, il y eut dans la troupe des refus de monter en première ligne, des replis de compagnies entières et même des redditions, ceci dans les deux camps. Aucun écho ne fut donné de ces faits, au point que, jusque récemment, on pouvait écrire qu'il n'y eut pas de mouvement de révolte à Verdun. C'est la relève fréquente des troupes, notamment du côté français, qui permit de limiter les conséquences de cette baisse du moral et de ces insoumissions.
Les opérations :
En 1916, les Français, dirigés par Joffre, préparaient une grande offensive sur la Somme. Pour cela, ils avaient dégarni l'artillerie des forts de Verdun, et n'avaient maintenu qu'une garnison de soldats réservistes. Pendant toute l'année 1916, Joffre refusa de fournir à Verdun des renforts : il maintenait le principal effort de guerre allié sur la Somme. Les Allemands, de leur côté, concentraient en secret des forces d'élite (la garde impériale) et une artillerie imposante. Leur objectif était de menacer Paris et de fragiliser le front défensif français, suffisamment pour négocier ensuite une paix en position avantageuse, comme Bismarck le fit en 1871. En outre, ils étaient au courant des préparatifs d'assaut français sur la Somme et voulaient les devancer. Falkenhayn, le chef d'état major allemand, voulait s'emparer de la citadelle de Verdun, réputée imprenable avec sa ceinture de 28 forts dans un paysage de collines boisées propices à la défense, et passer la Meuse. Il avait conçu une gigantesque préparation d'artillerie (1 million d'obus le premier jour, dit-on), un tel pilonnage que l'assaut des fantassins, ensuite, aurait l'allure d'une promenade. Ce ne fut pas le cas.
L'assaut allemand commença le 20 février. En six jours, malgré leur résistance (deux bataillons de chasseurs, en première ligne, se firent tuer sur place), les Français se replièrent. Le fort de Douaumont fut occupé par les Allemands pratiquement sans combat le 25 (les allemands n'y trouvèrent que 67 réservistes qu'ils firent prisonniers) et c'est la résistance du petit fort de Vaux qui stoppa l'offensive allemande le 26 février. Le front, ramené vers le fond de la vallée, ne fut pas rompu et la Meuse ne fut jamais traversée. Ce choix de ne pas se replier derrière cette barrière naturelle fut plus politique que stratégique. Pétain, nommé par Joffre le 24 février, mais cloué au lit par une bronchite, n'arriva sur place que le lendemain. C'est le général De Castelnau, adjoint de Joffre au grand quartier général, qui décida le 25 février de faire passer la Meuse vers l'Est aux renforts du 20° corps d'armée qui venaient d'arriver pour consolider cette résistance, une décision prise au plus haut niveau du commandement.
La contre-offensive française :
Pétain, alors, renforça les communications de la citadelle avec l'arrière par les seuls moyens existants : une voie ferrée métrique et une route départementale, qui devint "la voie sacrée" (une formule de Maurice Barrès). Il inaugura aussi une méthode qu'on appela ensuite "la noria": au lieu de faire comme les Allemands, c'est-à-dire de garder les mêmes unités au front en comblant leurs pertes au fur et à mesure, il organisa une rotation des troupes en remplaçant les unités épuisées par des troupes fraîches, ceci jusqu'à la fin de la guerre. Ainsi, près de 80% des troupes françaises passèrent à Verdun jusqu'en 1918, ce qui en fit d'ores et déjà une affaire nationale. De ce fait la seconde attaque allemande, du 5 au 15 mars, et la troisième, au mois d'avril, furent stoppées. Alors, Pétain fut remplacé au commandement du secteur par Nivelle, suite à des désaccords au sein de l'état-major : en effet, Pétain préconisait constamment une stratégie de repli et de défense, alors que Joffre et Nivelle étaient pour l'offensive à outrance. Auprès du gouvernement, qui renforçait alors son contrôle sur l'état-major, Pétain était reconnu plus comme un administrateur que comme un soldat.
Du côté allemand aussi, la stratégie avait évolué : après plusieurs attaques qui échouèrent toutes, en mai et juin (quand le fort de Vaux fut pris par les Allemands), Falkenhayn fut remplacé par Hindenburg à la fin du mois d'aout, et la stratégie de percée du front par une stratégie dite "d'usure", les Allemands étant persuadés que la France était à bout de forces. Il faut admettre que l'offensive franco-anglaise sur la Somme en juillet avait contraint les Allemands à prélever des troupes sur le front de Verdun pour contenir cet assaut, et qu'il ne fallait pas espérer obtenir des secours du front Est, les Russes entamant alors en juin leur grande offensive Broussilov. Au cours du mois de Juillet, il y eut la dernière progression allemande car elle fut arrêtés devant la défense héroïque du petit fort de Souville.
A l'automne, Nivelle organisa méthodiquement la contre-offensive française, reprenant les forts de Douaumont, puis de Vaux en Novembre. Par de petites attaques répétées, les Français parvinrent, jusqu'en février 1917, à retrouver presque en totalité le terrain perdu au printemps 1916. La bataille avait duré plus de onze mois et avait fait au total près de 700.000 victimes, morts, blessés ou disparus, un peu plus du côté français que du côté allemand : 377.000 Français dont 162.000 tués, 330.000 Allemands dont 143.000 tués. On notera que ces pertes furent moins élevées que sur la Somme et, en 1914, sur la Marne. Cependant elles se concentrèrent sur un espace restreint : 140 km2 étendus sur un front de 20 km de long seulement. Aujourd'hui encore, il est impossible de pénétrer certains espaces autour de la ville qui sont laissés en friche, tant les munitions d'artillerie non explosées y sont encore accumulées. Huit villages ont complètement disparu.
Postérité de la bataille :
La bataille de Verdun ne fut donc pas une bataille décisive, ni même une victoire à proprement parler : aucun des deux belligérants ne parvint à atteindre son objectif. Pétain ne peut donc historiquement être appelé "le vainqueur de Verdun". Ce ne fut pas non plus la bataille la plus meurtrière du conflit, car c'est entre la bataille de la Marne en 1914 et la bataille de la Somme que se dispute ce triste et douteux privilège sur le front occidental. Ce n'est pas non plus une bataille représentative de la "première guerre mondiale", étant donné que ce fut un affrontement direct entre Allemands et Français exclusivement. Ce devint un événement plus tard, après la guerre, lorsque les Etats décidèrent de le célébrer. Mais de quoi est-ce devenu la commémoration ?
Verdun, dès la fin du conflit, fut l'enjeu d'une confrontation entre plusieurs postérités qui font toujours aujourd'hui l'objet de controverses politiques et qu'on pourra ramener à trois thèmes principaux :
1/ le duel franco-allemand, chacun revendiquant la victoire.
2/ la "mère des batailles"
3/ le deuil
Puis, après la seconde guerre mondiale, le projet d'union européenne amena un quatrième thème :
4/ la réconciliation et la paix européenne
1/ le duel entre deux commémorations :
Dès le début de la bataille, comme on vient de le voir, il s'agissait d'un affrontement entre deux nations. Les communiqués des généraux français sont explicites à cet égard : "on les aura" concluait Pétain en avril; "ils ne passeront pas" proclamait Nivelle en juin. Du côté allemand, la tonalité de la communication était comparable : alors que, le 26 mars, les troupes d'assaut, épuisées, devaient cesser d'avancer, la presse allemande à l'arrière du front clamait victoire en annonçant que le fort de Douaumont avait été pris, en présentant cette position comme la clé de voûte de la défense ennemie. Désarmé, avec une garnison skelettique, il avait été conquis en quelques heures à la grande surprise de l'état-major allemand. Car Verdun était considéré par les Allemands non pas comme un verrou défensif mais comme une pointe offensive menaçante pour la mère patrie. L'attaque de ce saillant du front français avait pour but de le réduire. La victoire, pour les Allemand était donc de l'avoir neutralisé. La défaite de 1918 effaça cette symbolique dans l'opinion allemande. Il fallut attendre les années 1928-1930 pour que le souvenir en réapparaisse lors de la publication de romans de guerre tel que "Gruppe Bosemüller" de Beumelburg. Verdun redevint alors en Allemagne le lieu symbolique de la guerre de 14-18, y compris pour les Nazis qui y puisèrent des exemples de l'exaltation du héros capable de faire victorieusement face aux bombes.
Pourtant les Allemands investirent beaucoup moins de subjectivité que les Français pendant les combats sur Verdun. Les troupes engagées sur le front furent toujours les mêmes (la 5° armée commandée par le Kronprinz, fils héritier de Guillaume II). La motivation de l'assaut était de remporter la victoire, mais la résistance inattendue des Français amena l'impensable : malgré les ordres donnés, les régiments épuisés, décimés, refusèrent d'avancer plus loin. Le moral des troupes allemandes s'affaiblit donc à la longue. J'admets cependant que l'enjeu pour l'Allemagne demeurait celui d'un duel : ne pas gagner, c'était perdre ! Aussi, à partir du mois d'août 1916, il ne s'agissait plus que de tenir le terrain conquis tandis que l'effort stratégique du pays se reportait sur le front russe.
Du côté français, la décision de défendre la citadelle coûte que coûte fut, de la part du haut commandement et du gouvernement, une décision politique. D'un strict point de vue tactique, qui fut d'abord avancé par Pétain, le repli des troupes sur l'autre rive de la Meuse eut été plus cohérent et moins coûteux en hommes comme en matériel. Mais, comme on l'a vu, ce sont Joffre et le président du conseil Millerand qui firent ce choix. Pétain abonda en ce sent en décidant d'envoyer par rotation d'effectifs les 4/5 des armées françaises à Verdun en créant "la voie sacrée". Il fallut donc reprendre à tout prix le terrain perdu, même si cela ne changeait quasiment rien au cours de la guerre. Les forces dépensées sur ce front furent quasiment équivalentes des deux côtés. Sur le champ de bataille général, les opérations et la victoire générale, en 1918, ont eu lieu ailleurs.
Après l'armistice cependant, Verdun devint la bataille emblématique de la victoire et Pétain, promu maréchal, devint "le vainqueur de Verdun". Il avait déjà eu droit, en 1916 à la couverture de la revue L'illustration et d'autres journaux français et anglais. Il ne devint véritablement célèbre qu'en 1917, quand il fut nommé général en chef des armées du Centre et sut contenir les mutineries de soldats après la bataille du Chemin des Dames par un mélange savamment dosé de fermeté et de mesures de clémence. Cette célébrité soudaine pour un homme qui était jusqu'alors un inconnu était due à un calcul politicard : il fallait faire de l'ombre au généralissime Joffre et à son protégé, le général Nivelle. Pétain sut cultiver cette célébrité pendant l'entre-deux guerres en acceptant de parrainer la construction de l'ossuaire de Douaumont.
2/ la "mère des batailles" :
Ce monument, dont la construction est d'initiative privée (lancée par une souscription de l'évèque de Verdun et de la princesse de Polignac, une célébrité du gotha parisien) est dédiée d'emblée "à la victoire et aux soldats de Verdun" (une inscription sur le mémorial de Verdun). Cette consécration victorieuse du champ de bataille fut maintenue de façon officielle jusqu'après la seconde guerre mondiale. En 1948, De Gaulle prononça à Verdun un discours qui qualifia les lieux de "charnière inébranlable du front" où "le Français fut vainqueur". Verdun, selon ses propos d'alors, avait décidé du sort du conflit. Verdun était devenu un titre de gloire nationale.
Etait-ce seulement un lieu de victoire, un lieu de consécration de l'unité nationale ? J'ai visité l'ossuaire de Douaumont pour la première fois il y a plus de 30 ans avec mes élèves de collège. Lors de la visite de la chapelle du monument, ils m'ont alors fait la remarque que les murs de cette chapelle étaient couverts de plaques commémoratives, mais ce n'étaient pas en souvenir des soldats morts pour la France. C''étaient des plaques en l'honneur des donateurs qui avaient financé la construction du bâtiment, plus de cent villes. Cela semblait incompréhensible aux yeux de jeunes visiteurs qui croyaient que bâtiment était érigé en souvenir des morts de la bataille. Lorsqu'ils sortirent de la chapelle, je dus rappeler à l'ordre ceux d'entre eux qui étaient un peu dissipés, mais lorsqu'ils contemplèrent à travers les hublots ménagés sous la chapelle l'amas d'ossements humains qui s'y trouve, ils observèrent soudain spontanément un lourd silence qui dura jusqu'à la fin de la visite. Je m'en souviens encore.
Leur remarque était cependant judicieuse : elle met en évidence l'ambivalence du monument, sa double symbolique : celle de la nation victorieuse grâce au sacrifice patriotique des combattants célébré par le pays tout entier, mais aussi la représentation de Verdun comme d'un enfer. Cette seconde symbolique est rappelée par le petit musée qui est aménagé dans l'ossuaire pour exposer des objets divers retrouvés dans les environs immédiats. Aux alentours de ce site, on peut aussi visiter la "tranchée des baïonnette", un petit cimetière dont les tombes sont signalées par des baïonnettes plantées dans le sol, et le fort de Vaux à quelques centaines de mètres, dont la visite permet de rendre un peu compte des conditions de survie des combattants assiégés à l'intérieur du fort.
3/ Le deuil :
Dès 1916, au moment même où la bataille faisait rage, Henri Barbusse publia en feuilleton dans le Journal L'oeuvre "Le feu, journal d'une escouade" en août 1916. Le livre parut ensuite en Novembre chez Flammarion; il reçut immédiatement le prix Goncourt. Plusieurs autres publications ont eu lieu dans la même veine après la guerre : "Les croix de bois" de Roland Dorgelès est le plus célèbre à l'époque; Maurice Genevoix en publie 5 dont deux pendant la guerre, qu'il regroupa plus tard sous le titre "Ceux de 14". En Allemagne, Erich Maria Remarque publia lui aussi "A l'ouest, rien de nouveau", qui fut également un grand succès de librairie (environs 1 million d'exemplaires vendus jusqu'en 1933). Ces ouvrages ont été diversement appréciés des autorités et, pour certains, soumis à la censure. En effet, leur réalisme tente de rendre compte de la vie des "poilus", que beaucoup ont considéré comme indescriptible, et de leurs souffrances, considérées comme indicibles. Ces publications ont conféré à Verdun une symbolique toute autre qui a été, à tort ou à raison, opposée au patriotisme. On l'a résumée dans l'expression : "plus jamais çà !".
Au deuil des morts de la guerre s'est ajoutée l'horreur des blessures et des mutilations de la grande guerre, notamment l'impressionnant cortège des "gueules cassées" qui accompagnait souvent les défilés après l'armistice du 11 novembre 1918. Ces grands blessés (ceux qui survécurent), fondèrent des associations qui sont restées à l'avant-garde du courant pacifiste en France entre les deux guerres. Par ailleurs furent fondées dès 1917 des organisations, réunies ensuite dans l'Union fédérale des associations françaises d’anciens combattants et victimes de guerre, de sensibilité patriote et pacifiste, qui eut jusqu'à 900.000 membres en 1931. Ils furent très tôt opposés aux anciens combattants nationalistes, dont l'organisation la plus connue est celle des "Croix de feu" qui devint en 1936 un parti politique d'extrême droite, le"parti social français". En Allemagne comme en France, l'ambivalence de la mémoire de la première guerre s'est transformé dans les années 1930 en conflit politique. La même année 1936, le 12 juillet, une énorme retraite aux flambeaux fut organisée par les anciens combattants français, anglais mais aussi allemands et italiens, pour prêter un serment pacifiste.
Après la seconde guerre mondiale, si le courant pacifiste a nettement perdu de son influence, le souvenir de la bataille de Verdun est resté vif et l'ossuaire de Douaumont a conservé le caractère de lieu de pélerinage qu'il avait acquis dès sa construction. Il a encore dans l'esprit des descendants de "ceux de 14" cette connotation d'un massacre inutile : il y a une affiche, parmi celles qui furent produites en Mai 1968 qui représente une tombe de poilu identifiable par le casque posé dessus avec l'épitaphe "mort pour rien". Tout récemment encore, la dépouille de Maurice Genevoix est entrée au Panthéon le 11 novembre 2020 sur une décision du président Macron.
4/ La paix européenne ? :
Ce qui est remarquable, c'est que Verdun, quelles que soient les opinions politiques, est devenue un lieu sacré et le demeure encore un siècle plus tard. L'ossuaire de Verdun est soigneusement entretenu et sa fréquentation reste forte : habituellement 250 à 350.000 visiteurs par an et plus de 400.000 l'année du centenaire, dont une proportion non négligeable de visiteurs allemands dès 1928. C'est aujourd'hui une petite ville de 23.000 habitants dont la principale source de revenus est le tourisme. La mémoire à double face de Verdun reste forte.
Mais la connotation pacifiste change de nature dans les représentations officielles. Ce n'est plus désormais une mémoire combattante. Dans les manuels scolaires français, le récit de la bataille de Verdun, qui avait une place importante dans les années cinquante, s'efface dans les années quatrevingt au profit d'une description de la "guerre totale" privilégiant le matériel et les souffrances des combattants des tranchées, français et allemands. La même évolution est constatée dans les deux pays. En effet, alors que l'Union Européenne se construisait pas à pas, est apparue la nécessité d'une "réconciliation" officielle entre les deux pays. De Gaulle et Adenauer en furent les premiers acteurs politiques, mais c'est la cathédrale de Reims et non Verdun qu'ils choisirent comme lieu symbolique. C'est que la charge émotionnelle du souvenir ambivalent des combattants était encore trop forte. Il fallut donc attendre encore.
Il s'agissait de changer la symbolique, de faire de Verdun un lieu de rencontre, une commémoration de la volonté de paix. De faire de l'ossuaire non plus un hommage à la nation mais la reconnaissance de ce que les ossements entremêlés, anonymes, indistincts des morts de la guerre pouvaient signifier la fin des affrontements et le début d'une fraternisation. En 1988 fut édifié à Verdun un "Centre mondial de la Paix", et ce qui fut le moment le plus significatif, ce fut la visite commune de François Mitterrand et d'Helmut Kohl à l'ossuaire lorsque le président français prit la main du chancelier allemand pendant la minute de silence. Depuis, le site de Verdun est devenu plus ou moins le lieu symbolique de l'alliance et de la coopération entre l'Allemagne et la France pour la construction et le leadership de l'Union Européenne. Ce qui n'annule en rien les rivalités potentielles qui subsistent entre les deux pays.
Et maintenant ? :
Voici donc, en fin de compte pour aujourd'hui, le "lieu de mémoire" d'une bataille sans vainqueur, une bataille dont on se demande toujours le pourquoi, au vu de l'énormité des efforts et des sacrifices qui y ont été consentis.
Il y a des gens pour dire que c'est une date, mais de quoi ? Celle du passage de la guerre patriotique à la guerre technologique, la fin d'une époque qui aurait débuté à Valmy en 1792 et serait close à Verdun en 1916 par l'écrasement de la ferveur et de l'enthousiasme guerrier sous les obus ? Cette pensée ne tient guère, puisque "Verdun" n'est devenu le nom de l'unité nationale et de l'engagement patriotique suprême face à l'ennemi, dans les deux camps d'ailleurs, qu'après, bien après que les armes se sont tues, tandis que c'est le vaincu de 1918 qui sut, en 1939, exploiter les inventions techniques de 1916 et 1917 pour mener sa "guerre éclair" qui s'acheva par la destruction du pays tout entier, mais c'est un autre sujet.
J'aurais tendance à soutenir plutôt que la bataille de Verdun est devenue le symbole de la guerre en ce qu'elle est un exemple parmi les plus frappants de l'antagonisme guerrier poussé à son extrême limite, jusqu'à l'absurde, jusqu'à l'insensé. Un concentré, si j'ose dire, d'une certaine figure humaine !
Car cette bataille fut engagée, conduite et menée jusqu'à la fin comme une sorte de retour à la case départ, pour des raisons politiques. Les belligérants se sont entêtés à combattre sur des arguments très éloignés de tout calcul de tactique militaire. De part et d'autre, c'était "la nation" qui était en danger et l'on attaquait pour la défendre. C'était l'unité nationale qui en était l'enjeu par l'exaltation des sacrifices "héroïques" face à l'adversaire-concurrent au sein de l'Europe. Aujourd'hui, l'affrontement guerrier a cessé et laisse la place à l'alliance, mais on ne sait toujours pas qui est honoré par ces monuments funéraires. En 2009, trois drapeaux ont été hissés au dessus des tombes de Douaumont par des militaires de la force franco-allemande : Français, Allemand et Européen. Ce qui en dit long sur la perte de sens du drapeau national ! Par ailleurs, le culte du sacrifice héroÏque des combattants s'est perdu, de même que les cérémonies rituelles du souvenir perdent peu à peu leur assistance et leur signification aux yeux du grand public. Pourtant, la fréquentation respectueuse du site ne diminue pas.
C'est que la bataille de Verdun, en 1916 et sa postérité aujourd'hui nous posent toujours la même question : qu'est-ce que la Nation ? "Verdun" ne symbolise-t'il pas aujourd'hui une dérive ou une déviation de ce concept ? Cette question énigmatique, la sacralisation de l'ossuaire de Douaumont ne nous permet pas plus de la résoudre telle qu'elle est célébrée actuellement qu'elle ne l'a permis au XX° siècle, tant elle pèse de tout le poids mémoriel d'une terrible tragédie, tant elle occulte et paralyse la pensée de toute sa charge émotionnelle.
Bibliographie :
Les sources sont nombreuses et la bibliographie pléthorique (plus de 12000 références sur Gallica)
Parmi les ouvrages récents, je retiens :
La grande guerre 1914-19918, Marc Ferro, Gallimard, 1969-1990
La grande Guerre, une histoire franco-allemande, JJ Becker et Gerd Krumeich, Tallandier, 2008
Pétain, l'imposteur de Verdun, J.Y. Le Naour, Historia n°830, février 2016
La Grande Guerre, fin d'un monde, début d'un siècle, François Cochet, Perrin 2014
Verdun 1916, Antoine Prost et Gerd Krumeich, 2/ la "mère des batailles" :Tallandier, 2015
Fausses vérités et vrais mensonges de 14-18, Pierre Monteil, Cyril Pujol, Jourdan 2017
Batailles, une histoire des grands mythes nationaux, ouvrage collectif dir; Isabelle Davion et Béatrice Heuser, Belin, 2020
