
La grande Jacquerie
1358
Au XIV° siècle, la France était en pleine Guerre de Cent ans. Une guerre de succession entre les descendants des Valois, une branche collatérale des Capétiens, et ceux des Plantagenêts, leurs cousins rois d'Angleterre, auxquels se sont alliés les Bourguignons (les possessions du duc de Bourgogne étant "à cheval" entre la France et le Saint Empire Romain Germanique). Il s'agit donc d'une guerre féodale à l'origine. La grande révolte des paysans d'Ile de France marque notre passé par le regard critique qu'elle nous fait porter sur la féodalité, certes, mais aussi par les questions qu'elle nous pose sur ces paysans du moyen-âge dont nous savons si peu de choses.
Situation générale : la guerre de cent ans

Cette représentation, tirée d'un manuel scolaire du XX° siècle résume bien les faits qui restent en mémoire : batailles rangées entre paysans et chevaliers, châteaux assiégés et incendiés .....
Elle a très mal commencé pour les Valois, dont l'armée de chevaliers, imposante pourtant, a été déjà deux fois taillée en pièces par l'armée "anglaise" et son redoutable corps d'archers Gallois, à Crécy en 1346 et Poitiers en 1356. La noblesse française a donc été décimée et ruinée par les rançons à payer pour délivrer le roi Jean le Bon et ses compagnons prisonniers des Anglais, outre qu'elle a été déconsidérée auprès de la population du royaume. Les impôts et réquisitions écrasaient la paysannerie. En outre, les mercenaires des deux armées, quand ils n'étaient pas en campagne, vivaient sur le pays de rapines, de pillages, de rançons imposées aux villages, sans parler des récoltes piétinées, des forêts et pâtures saccagées, et du bétail volé ou abattu. Enfin la grande peste est survenue en 1348, frappant essentiellement les villes, mais resta menaçante pour les campagnes pendant des années, sachant qu'elle se répètait environs tous les 10 à 12 ans.
Cette insécurité permanente, contre laquelle la royauté très affaiblie et l'encadrement des nobles ne protègeait que rarement la population paysanne, créa une atmosphère délétère. La confiance des paysans envers leurs seigneurs s'en ressentit durement : la féodalité était fondée en effet sur l'allégeance des chevaliers envers leurs seigneurs, mais aussi sur la protection que la noblesse était censée offrir aux paysans en échange de leurs impôts et corvées. Ceci d'autant plus que les exigences fiscales et les réquisitions de guerre ont été quasiment doublées tandis que les services attendus des nobles par les paysans n'étaient pas rendus : ni protection ni justice et encore moins de secours. Il y eut donc une crise de légitimité non seulement de la royauté, les paysans étant partagés entre les deux candidats à la couronne, l'un étant jugé fou et l'autre étant mineur, mais aussi de la noblesse vaincue par les archers anglais et accusée d'incurie.
Les "Jacques"
Les révoltes paysannes ne sont pas une nouveauté à l'époque : elles sont plutôt endémiques et surviennent soudainement, surtout au printemps, époque de la "soudure" entre la fin des réserves de nourriture de l'année précédente et les premières récoltes de l'année en cours, car la majorité des paysans n'avaient pas de quoi faire de réserve. Elles duraient le plus souvent entre 15 jours et un mois. Les paysans se réunissaient alors, armés de leurs outils et vêtus d'une sorte de manteau matelassé de laine, la "jacque", qui équipait aussi les archers en guerre, d'où leur nom. On les appelait aussi les "hurons", porteur de hure comme les sangliers à cause de leurs cheveux et de leurs barbe hirsute. Le nom "Jacquerie" leur fut donné plus tard. A l'époque on parlait à leur propos d'"effrois". Ce nom est celui que leur donnent les témoignages et récits d'époque. Ces traces sont marquées par la terreur que ces révoltes suscitaient, d'où le nom qu'on leur a donné de prime abord.
Il ne s'est agi en aucun cas de patriotisme ou d'influence des citadins, quoiqu'en dise le chroniqueur Froissart et les historiens modernes qui ont suivi son avis. Si Paris était alors plus ou moins en révolte sous la conduite d'Etienne Marcel, le prévôt des marchands qui disputait aux rois le paiement des rançons au cours d'Etats Généraux du royaume répétés (1355, 1356, 1357), les caractéristiques de la Jacquerie n'ont rien à voir avec les insurrections urbaines, même si Etienne Marcel a pu tenter de négocier avec les Jacques, en vain d'ailleurs. Si les Jacques ont pu ainsi appeler les bandes de mercenaires et les armées de nobles qu'ils ont combattu d'"Anglois", c'est essentiellement parce que la majorité des mercenaires étaient anglais et que les nobles, en Ile de France, étaient principalement conduits par le roi de Navarre Charles le Mauvais, cousin et rival du dauphin Charles VII, mais certainement pas français.
Une guerre
La survenue des effrois de 1358 fut soudaine, au mois de mai. Selon l"historien Dommanget, elle semble avoir été provoquée par une décision des Etats Généraux de 1357 (les Etats Généraux du Vermandois) qui ordonnait aux paysans de se réunir et de s'armer pour se mettre à la disposition de l'Ost Royal, et en particulier pour empêcher les Parisiens révoltés de venir se ravitailler. En effet Charles VII voulait affamer Paris pour soumettre les bourgeois à ses exigences d'imposition. En outre, les Etats Généraux demandaient aux paysans de réparer les chateaux, qui étaient souvent très mal entretenus, et de les mettre en défense.
Le 18 mai, un convoi de ravitaillement pour Paris fut intercepté par les paysans, et 9 nobles qui l'escortaient furent tués. Par crainte de représailles contre ces meurtres, les paysans étendirent leur mouvement. Celui-ci, très vite, se répandit en incendiant les châteaux (plus d'une centaine), et poursuivant les familles nobles. Seuls les forteresses en bon état et solides furent épargnées. Le mouvement s'étendit très rapidement depuis la Picardie vers l'Artois, la Normandie, la Champagne.
A la fin du mois de mai, les paysans se structurèrent en bandes armées, certaines spécialisées à cheval, d'autres en archers. Elles s'accompagnaient de chariots de ravitaillement et de femmes, combattantes pour certaines. Elles étaient commandées par des chefs élus pour leur entregent et parfois pour leur plus ou moins grande expérience militaire. Ce fut le cas pour le seul connu d'eux aujourd'hui, un certain Guillaume Carle, ou Calle, ou Charles, dont on ne sait pratiquement rien d'autre. D'autres, bourgeois, petits nobles ou clercs, furent entraînés de gré ou de force dans le mouvement. On a des traces de cela par les "lettres de rémission" qui leur ont été remises après le mouvement par le dauphin Charles pour les sauver de la répression qui s'ensuivit.
Ces "armées" de paysans, dont la plus forte conduite par Guillaume Carle a dû être de plus de 6000 hommes, se sont dirigées vers les villes : Compiègne, d'où ils furent repoussés, puis Senlis, où ils fraternisèrent avec les habitants, Thiers encore. En s'approchant de Paris, ils rencontrèrent les Parisiens devant Ermenonville. Mais le roi de Navarre rassembla alors une armée de 400 lances qui grossit rapidement. Les Jacques se dirigèrent alors vers Meaux. La citadelle de Meaux leur résista et même, ayant recu des renforts de Champagne, contre-attaqua. Les Jacques se replièrent et rentrèrent à Senlis qui fut assiégé sans succès par le roi de Navarre.
Défaite et répression brutale
La bataille décisive eut lieu à Clermont en Beauvaisis. Les paysans étaient supérieurs en nombre mais inexpérimentés. Guillaume Carle fut alors invité à parlementer et se rendit dans le camp des nobles où il fut fait prisonnier. Privés de chef, les Jacques furent écrasés et massacrés. Les chefs prisonniers furent ensuite emmenés à Senlis où ils furent atrocement suppliciés.. La Jacquerie dura donc au total un mois. Mais la "contre-jacquerie", c'est-à-dire la terreur exercée par les nobles en réaction dans les régions touchées, dura plus de six mois et il y eut encore des vengeances et crimes perpétrés par les nobles deux ans après. Au total, les historiens modernes estiment que les morts de la "grande Jacquerie" dépassèrent le nombre de 20.000, et sans doute beaucoup plus si l'on y ajoute les effets secondaires de cette répression (famines, blessures non soignées etc ). Le récit du supplice de Guillaume Carle par les chroniques d'époque est sans doute légendaire mais significatif : il aurait été coiffé d'une couronne de fer portée au rouge avant d'être décapité. De quoi donc l'accusait-on ? D'être un usurpateur de la royauté ? Quel était le "crime" des Jacques ? Voulaient-ils prendre la place des seigneurs ? Des idées subversives pour une alternative à la monarchie féodale s'étaient-elles répandues dans leurs rangs ? Nul ne sait.
Postérité : la "grande" jacquerie, un "effroi"
Telle est la dimension politique de cet événement à l'époque. Mais on se rend bien compte que sa postérité historique est toute autre ! La charge péjorative de cette postérité a longtemps été dominante. Le "Jacques Bonhomme" était pour tous une figure méprisée, une figure de l'homme bestial dont les comportements sont insensés. "Bonhomme" était alors et reste encore synonyme de simplet, facilement trompé. "Faire le Jacques", c'était faire l'idiot. Cependant, au fil des révoltes paysannes, notamment celles du XVII° siècle contre les impôts royaux dans l'Ouest et le Sud Ouest de la France (les "croquants", les "nu-pieds", les "bonnets rouges"), qui n'étaient pas forcément anti-seigneuriales, on rappelait et on revendiquait le surnom de "jacques" aux émeutiers. Car s'ils étaient méprisés, ils faisaient peur. Ce n'est pas pour rien qu'on appelait ces révoltes des "effrois". Et je traiterai dans un autre texte la dernière d'entre elles, la "grande peur" de 1789.
Au XIX° siècle, après la Révolution Française donc, on pratiqua allègrement l'anachronisme. La France était majoritairement paysanne, et c'est sur le paysan petit propriétaire que s'appuyèrent Napoléon I° puis les monarchies de la restauration et enfin la noblesse en 1848 et en 1871 pour écraser les révoltes ouvrières parisiennes. Il ne fut donc plus question de "Jacques Bonhomme" et la grande Jacquerie sombra dans l'oubli. Il fallut attendre le livre de Siméon Luce, en 1859, pour en voir resurgir la mémoire. Et celle ci réapparaît dans l'histoire de France d'Ernest Lavisse. Mais c'est alors d'un tout autre point de vue : la révolte paysanne y est présentée comme événement précurseur de la révolution française, en attendant de la voir célébrée comme un épisode de la lutte des classes par les historiens marxisants (par exemple Ongles bleus, Jacques et Ciompi, de Mollat et Wolff paru en 1970).
Et aujourd'hui ?
Aujourd'hui on voit resurgir cette dénomination pour qualifier le mouvement des Gilets Jaunes de "Jacquerie" ! La connotation de cette qualification est évidemment péjorative. Elle sert à déconsidérer le mouvement des Gilets Jaunes comme insensé, violent, anarchique, outre le fait incontestable qu'il a surgi du monde rural. Cependant on peut considérer que ceux qui ont osé cette qualification méconnaissent au moins autant la Grande Jacquerie de 1358 que le mouvement des Gilets Jaunes de 2018. Y eut-il une remise en cause de la légitimité du pouvoir dans les deux cas ? Oui, sans doute ! Y eut-il dans les deux cas une volonté de se substituer au pouvoir en place ? Non, absolument ! Y eut-il dans les deux cas des tentatives d'organisation politique ? De la part des Jacques, on l'ignore, ce qui permet de dénigrer leur mouvement à loisir. Quant aux Gilets Jaunes, on reconnaîtra qu'il n'y eut de leur part aucune destruction majeure, même si des députés ont été molesté, le président de la république inquiété lors d'un de ses déplacements en province et une préfecture partiellement incendiée. Mais cela n'eut aucune commune mesure avec ce qu'accomplirent les Jacques. Les Gilets Jaunes, lorsqu'ils tentèrent de s'organiser par des "assemblées des assemblées" se divisèrent. Ce qu'on peut dire seulement, c'est que par leur proposition de référendum d'initiative populaire, les Gilets Jaunes voulaient, en quelque sorte, régénérer la démocratie, mais qu'ils ne donnèrent aucune consigne de vote aux élections parlementaires qui ont suivi.
La postérité de la Grande Jacquerie reste donc problématique dans sa dimension politique. Mais en termes historiques, elle a donné naissance à un qualificatif qui interroge, qui pose une question essentielle, celle de la légitimité du pouvoir. En ce sens elle reste un événement majeur, intemporel : noyée dans le sang, la révolte paysanne n'a pas interrompu la guerre de cent ans. Sa répression brutale par Charles le Mauvais ne lui a pas permis de se poser en candidat à la couronne royale, comme il l'espérait peut-être. Et sa mémoire a été oubliée tandis que celle de ses victimes est toujours présente. C'est une des caractéristiques des grands événements de l'histoire : ils sont quelque part hors du temps historique. Mais ils sont un "marqueur" de nos mémoire historiques : ils indique que ce fut moins l'autorité des chefs d'Etat que l'ordre politique et social qui était en question.
Eléments de bibliographie :
Maurice Dommanget, La jacquerie, maspero, 1970, réédité dans
La jacquerie, encrage, 2012
Michel Mollat du Jourdin et Philippe Wolff, Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris, Flammarion, coll. « Champs » (no 279), 1993
Les relations et la documentation d'époque, les récits concernant ces "effrois" sont peu nombreux. Ils émanent surtout de la noblesse ou des chroniques : celle de Froissart, celles des moines d' l'abbaye Saint Denis, la chronique Normande, et quelques journaux bourgeois de Paris, ainsi que les mémoires du moine Rogier de Reims.
