

Mai 1968,
un événement ?
Mai 68 a été raconté, commenté et même commémoré un grand nombre de fois ! Cette profusion n’enlève aucune des incertitudes que l’on peut avoir sur sa qualification, bien au contraire. Il n'y a pas de faits nouveaux à ajouter aux innombrables ouvrages qui en ont été déjà écrits. Le problème n’est pas la carence, mais plutôt l’excès d’informations. A mon sens, la raison en est que, d’un point de vue historique, la qualification n’en est pas clairement établie jusqu’à présent. Les lignes qui vont suivre l’expliqueront tout en essayant de répondre à la question initiale : est-ce bien un événement historique ?
Que Mai 68 soit un événement, nul n’en doute : imprévu, inouï, impensable, il l' a été de toute évidence. Imprévu : non pas parce que les « enragés » du Mouvement du 22 mars ont provoqué par leur agitation, la fermeture de la faculté des lettres de Nanterre, mais parce que cette agitation s’est propagée à la Sorbonne puis aux établissements universitaires dans tout le pays à une rapidité foudroyante. Inouï pour plusieurs raisons dont la plus frappante a été le fait que les grèves étudiantes ont été relayées par des grèves ouvrières massives au point de dépasser en ampleur celles du Front Populaire avec occupation des usines, ce qui n’était pas nouveau, et des séquestrations de cadres d’entreprise et de patrons, ce qu’on n’avait jamais vu en France. Impensable, en particulier pour la classe politique de tous les bords, de l’extrême droite à l’extrême gauche, par le fait que les étudiants, en grande partie, tout comme les ouvriers, y compris dans les usines considérées comme des bastions de la CGT et du PCF, refusaient toute représentation parlementaire ou syndicale et manifestaient la claire volonté de s’exprimer directement par eux-mêmes. Impensable surtout parce que leurs paroles de contestation de l’ordre établi n’ont jamais revendiqué le renversement du régime politique en place ni la prise du pouvoir d’État, à la grande surprise de tous.
Les faits
Contexte
De ce qui précède, on comprend que les récits de l'événement-Mai-68 soient très différent d'une source à l'autre, y compris du point de vue de l'auteur de ces lignes qui fut un étudiant soixanthuitard actif ! Les chronologies foisonnent, mais aucune n’est identique aux autres. Chacun de ces récits d’histoire reflète la pensée de son auteur. Chacun peut et doit faire son choix de dates significatives de son propre point de vue. Que peut alors en retenir pour aujourd'hui le lecteur qui n'a pas connu cette époque ? Je vais tenter de retracer sommairement les moments les plus marquants à tous points de vue.
Le contexte mondial a de l'importance, sans qu'il soit possible de mesurer précisément jusqu'à quel point. L'agitation des "Black panthers" aux USA et la guérilla en Amérique latine, avec la personnalité emblématique de Che Guevara, les offensives Vietminhs au Vietnam et la Révolution Culturelle en Chine ont constitué une atmosphère de remise en cause de l'ordre établi en profondeur. L'initiative populaire et ouvrière était partout d'actualité. Il s'ajoutait à cela l'émergence du mouvement hippie dans la jeunesse et le milieu étudiant en Amérique. Mais l'hégémonie américaine n'était pas la seule sur la sellette. Le leadership de l'URSS était, lui aussi, remis en question.
Depuis plusieurs années, en France même, la tension était forte. En avril 1967, il y eut un puissant mouvement de grève dans les mines et les usines sidérurgiques de Lorraine qui déborda la CGT, tandis qu'à Paris surtout, des groupes d'étudiants d'extrême droite et d'extrême gauche s'affrontaient violemment. On relève alors la création des "comités Vietnam de base" qui popularisaient une "ligne anti-impérialiste" à l'exemple des Vietnamiens, contre la position communiste ("paix au Vietnam"). Sur le plan intellectuel, les propositions de Marcuse et surtout d'Althusser avaient un écho : il était question de plus en plus de repenser la perspective de la Révolution en prenant de la distance d'avec la doctrine du Parti Communiste.
L'étincelle
À la résidence universitaire d’Antony, en banlieue sud de Paris, où il y avait depuis près de deux ans une révolte des étudiants résidents contre le règlement intérieur, eut lieu une manifestation avec occupation qui fut relayée dans de nombreuses résidences étudiantes de province. Le 22 mars 1968, pour protester contre l'interpellation d'étudiants d'une manifestation pro-vietnamienne, une assemblée commença l'occupation de la faculté de Nanterre et fonda le "Mouvement du 22 mars". Il s'ensuivit de nombreux épisodes : occupations, séquestrations, affrontements provoqués par des étudiants d'extrême droite. Le 2 mai, le doyen de Nanterre, Pierre Grappin, fit fermer l'établissement. Le 3 mai, l’agitation s’étendit à la Sorbonne : meeting, irruption de la police dans l’enceinte de la Sorbonne, qui matraqua et emmena des étudiants en détention à la prison de la Petite Roquette. Premières barricades dans le Quartier Latin : la police fut bousculée, 600 étudiants ont été arrêtés. La Sorbonne fut fermée. Ainsi commença Mai 68.
Le principal syndicat étudiant, l'UNEF, lança un mot d'ordre de grève générale qui fut massivement suivi dans toute la France, avec des manifestations partout du 6 au 10 mai, où se joignirent aux étudiants non seulement des enseignants mais aussi des lycéens, des chômeurs, des employés. Le 7 mai, Une importante manifestation étudiante contre la
fermeture de la Sorbonne (45 000 personnes) passa devant l’Élysée et le Palais Bourbon sans leur accorder aucune attention. La faculté de Nanterre fut réouverte le 10 mai, mais dans la nuit du 10 au 11 mai, ce fut "la nuit des barricades. On en compta plus de 60 dans le quartier Latin et de nombreuses voitures furent incendiées, ce qui était alors un fait nouveau. Le premier ministre Pompidou annonça au matin que la Sorbonne serait réouverte le 13 mai. Ce jour là, une énorme manifestation se déroula à Paris (170.000 selon la police, 1 million selon la CGT organisatrice). On y retrouvait mêlés les étudiants et les ouvriers. Le lendemain éclatèrent les grèves, tandis que dans les facs et les lycées, les étudiants occupaient les amphithéâtres par des assemblées non-stop, y compris au théâtre de l'Odéon à Paris jusqu'à son évacuation en juin.
Les grèves
Dès lors, les grèves passèrent au premier plan : cela commença sans doute en Lorraine (l'usine Claas de Saint Rémy en Moselle), à Nantes (l'usine Sud Aviation) et à Cléon (l'usine Renault) dès le 14 mai. Les revendications concernaient surtout les cadences de production et les grilles de salaires, c'est-à-dire l'organisation du travail. En ce sens, ces revendications rejoignaient les préoccupations des étudiants qui discutaient de leur côté la tenue des examens et les critères de sélection scolaire. A Nantes, le directeur fut séquestré par les ouvriers. Du 15 au 20 mai, la grève s'étendit sans consigne syndicale dans tout le pays, non seulement dans les usines, mais aussi dans les services : SNCF, EDF, PTT, magasins, bureaux ... Le pays était paralysé : bien plus qu'en 1936, cela ressemblait à la grève générale idéale que rêvaient les anarcho-syndicalistes. On a compté jusqu'à 10 millions de grévistes (3 millions en 1936). Mais les modalités de grève et d'occupation étaient très différentes d'un lieu à l'autre : les uns séquestraient, les autres non; c'était plus ou moins combatif, plus ou moins violent, plus ou moins festif; les revendications étaient plus ou moins précises et l'influence syndicaliste variable quoiqu'en général faible. Cela dépendait essentiellement de la personnalité et du charisme du délégué syndical, quand il prenait, ou non, des initiatives devant le silence de leur centrale. Il y avait -- ou non -- des relations ouvertes avec les étudiants et les habitants du voisinage.
Le 18 mai, De Gaulle, revenu de voyage, prononça un discours qui qualifiait le mouvement de "chienlit". Mais il annonçait aussi un référendum et des réformes en lançant le mot de "participation". La réponse du mouvement fut claire : ce fut la plus violente nuit de barricades du mois et, pour la première fois, on annonça un mort. Le lendemain commençait la négociation entre le premier ministre Pompidou et les syndicats, qui conduisit à ce qu'on appela ensuite les "accords de Grenelle" par allusion aux "accords Matignon" qui suivirent les grèves de 1936 : en effet, cela consistait surtout en augmentations de salaires et en renforcement de la présence syndicale dans les entreprises. Le 27 mai, la gauche organisa un meeting au stade Charléty, sous l'égide de Pierre Mendès France et, dans la foulée le 28 mai, Mitterrand se déclarait candidat à la présidence de la république, en sous-entendant que De Gaulle était en voie de démissionner.
Les élections
La crise devenait politique, tandis que les grèves redoublaient de vigueur puisque les attentes des grévistes étaient souverainement ignorées par les "accords de Grenelle". Les journées du 29 et du 30 mais furent décisives sur ce plan. De Gaulle disparut 24 heures. On sait aujourd'hui qu'il alla en Allemagne consulter le Général Massu pour obtenir l'appui de l'armée dans une répression militaire du mouvement et que Massu refusa. A son retour, il annonça la dissolution de l'Assemblée Nationale et de nouvelles élections législatives. De cette manière, il mettait les grèves et le mouvement étudiant au second plan en exigeant un nouveau plébiscite de l'électorat. Il avait compris enfin que la révolution n'était pas à l'ordre du jour. Le 31 mai, une manifestation en sa faveur eut lieu dans toute la France pour le lui confirmer. Les élections eurent donc lieu le 23 et le 30 juin, accordant au parti gaulliste une majorité parlementaire écrasante.
Le mouvement n'était pas terminé pour autant. Une des caractéristiques de Mai 68 est que ce mouvement ne se résumait pas à une crise au sein de l'Etat. Ce qui advint démontre en effet que les élections, si elles ont conforté le pouvoir en place, n'ont strictement rien résolu.
Dans les universités, les grèves des professeurs et les occupations d'étudiants se prolongèrent. On occulte trop souvent dans les récits de l'événement que la manifestation gaulliste du 31 mai fut précédée d'une autre manifestation soixanthuitarde, au moins aussi nombreuse, le 29 mai. Cependant ce qui s'ensuivit provoqua un infléchissement important dans le mouvement, car une question s'est alors ouverte, celle du rapport entre les étudiants et l'Etat, en l'occurrence le ministre de l'Education Nationale, François-Xavier Ortoli, puis Edgar Faure à partir du 10 juillet. Le mouvement étudiant se divisa dès lors entre ceux qui, dans les amphis occupés, empêchaient les examens d'avoir lieu et discutaient d'une réforme radicale des études, et ceux, moins nombreux mais très actifs, se rendirent aux portes des usines pour renforcer ce qu'on appelait alors "le mouvement ouvrier" en pensant que c'était là la seule voie véritablement révolutionnaire. Du 7 au 10 juin, les étudiants parisiens vinrent ainsi au contact des ouvriers en grève de l'usine Renault de Flins. Des affrontement très violents eurent lieu contre la police et un étudiant fut tué par noyade dans la Seine. Par la suite les uns et les autres se retrouvèrent au cours de la campagne électorale pour "populariser" le slogan : "élections, piège à cons !", tandis que le gouvernement décrétait dès le 12 juin la dissolution des groupes dits "d'extrême gauche" et faisait évacuer de force la Sorbonne et l'Odéon.
Cette conjonction du mouvement étudiant et du mouvement de grève était rendu possible du fait que les grèves se sont prolongées malgré les "accords de Grenelle" et les appels des centrales syndicales à mettre fin aux arrêts de travail et aux occupations. Il y eut donc une rupture de grande conséquence entre le syndicalisme, notamment celui de la CGT, et le mouvement, étudiant et ouvrier. Les grèves avec occupation furent émaillées d'affrontements avec la police qui prirent souvent un tour dramatique : le 11 juin, il y eut deux ouvriers tués aux usines Peugeot de Sochaux, et au total dans le pays, on dénombre aujourd'hui au moins 6 morts. Ces grèves ouvrières et les mouvements de jeunes, surtout lycéens, se sont pourtant prolongés et se répétèrent pendant plusieurs années, certes parce que les questions ouvertes et les attentes issues du mouvement sont restées ignorées. Mais c'est un autre sujet qui se pose à partir de là, celui de l'extrême-gauche post soixanthuitarde et de son bilan de ce qui fut appelé alors "la révolution manquée" ... Je souhaite seulement rendre compte de ce que le mouvement de Mai 68 a ouvert un grand nombre de questions, qui existaient déjà sans doute, mais qui restaient cachées et très peu explicitées jusqu'alors.
La postérité du mouvement
Que faut-il en retenir ? Quelle intelligence peut-on en avoir ?
Les faits que je viens de relater ne forment pas un récit exhaustif (ce qui est en vérité impossible) mais ils mettent en évidence qu'il y a sur eux plusieurs regards possibles encore aujourd'hui.
Le premier fut celui que le gouvernement sorti des élections porta sur Mai. De Gaulle avait annoncé des réformes. Elles eurent lieu, notamment dans l' Education sous la conduite d'Edgar Faure. Ce fut le début de ce qu'on appela "la libéralisation de l'enseignement", qui était prétendument inspirée du mouvement, et qui donna lieu jusqu'à nos jours à une cascade de mesures, soutenues et imposées par les gouvernements successifs, qui font encore et toujours l'objet de débats. Mais cela fut accompagné d'un courant de pensée sur Mai 68 qui érigea les tendances libertaires qui s'exprimèrent alors en vérité générale portée par des slogans : "il est interdit d'interdire", "sous les pavés la plage" ... Des formules contradictoires qui ne signifient rien d'autre que la complexité des questions sous-jacentes, qui n'expriment que la volonté de ne pas les aborder et réduisent le mouvement à un hédonisme superficiel.
La majorité des autres ne se réfèrent qu'aux rapports entre les étudiants puis les grévistes face à l’État, que ce soit la police, le gouvernement ou, d’une manière plus indirecte, les partis d’opposition et les syndicats (ce qu’on appelle les « appareils idéologiques d’État » depuis Althusser, cf Louis Althusser, « Idéologie et appareil idéologique d’État », editions La Pensée, n° 151, juin 1970). Ce qui est le plus important selon eux, ce seraient les grèves et les manifestations de masse, jugées en fonction de leur nombre, ainsi que les réactions du pouvoir, notamment les accords de Grenelle et les discours de De Gaulle annonçant finalement la dissolution de l’Assemblée Nationale et des élections législatives anticipées. Ces dates ont une importance puisqu’elles sont considérées par tout un chacun comme des moments dont tous gardent mémoire. Mais si l’on ne retient que cela, on ne prend en considération les faits que du point de vue de l’État. Quel est-il ?
"Il ne s'est rien passé" ?
Raymond Aron, Pierre Nora et bien d’autres ont écrit qu’en Mai 68, il ne s’était rien passé d’important. Si l’on prend en compte ce qui a eu lieu du point de l'Etat, les institutions républicaines n’ont pas été modifiées, le pouvoir n’a pas été renversé, et la majorité à l’Assemblée Nationale a été reconduite. Donc il n’y a eu, de ce point de vue là, rien de nouveau. On peut dire plus encore. Je me souviens avoir assisté à un séminaire de Pierre Nora à l’École Pratique des Hautes Études où il a raconté qu’il avait entendu un vieil historien lui dire : «qu’est-ce que c’est que ces barricades où il n’y a aucun mort? ». Il y en eut, en fait, mais cette boutade rappelle que les barricades soixanthuitarde étaient essentiellement symboliques, car la question n'était pas de savoir qui gouvernait (même si l'on criait "De Gaulle démission !") mais de savoir que faire. Ce point de vue à proprement dire négationniste a été repris par Nicolas Sarkozy pendant sa première campagne électorale présidentielle pour dire : «Les héritiers de Mai 68 avaient imposé l’idée que tout se valait, qu’il n’y avait donc désormais aucune différence entre le Bien et le Mal. D’ailleurs il n’y avait plus de valeurs, plus de hiérarchie. Ils avaient réussi. Il n’y avait plus rien du tout et eux-mêmes n’étaient pas grand-chose. […] Dans cette élection, il s’agit de savoir si l’héritage de Mai 68 doit être perpétué ou s’il doit être liquidé une bonne fois pour toutes. » Peut-on affirmer de façon aussi abrupte que des milliers d’étudiants et des millions de grévistes étaient des nihilistes?
Il y eut donc les barricades, et aussi les occupations, les assemblées et comités d’action multiples (plus de 400 à Paris même). Cela doit figurer aussi dans la liste des faits, et d’autres interprétations s’en font l’écho. C’est une autre perception de l’événement, qui est celle qu'ont transmis les médias. On a beaucoup glosé sur le rôle de la radio qui a fait une grande place dans ses reportages à la diffusion des manifestations, des émeutes, des occupations d’usines. Les étudiants eux-mêmes ont su s’en servir pour lancer des slogans et des images-chocs, des affichages provocateurs. Les discours et interventions en « assemblées générales » ont laissé une forte marque par des paroles mémorables. Il en est sorti une interprétation de Mai 68 comme d’une « révolution culturelle ». On insiste sur la dimension théâtrale, l’invention verbale, sans trop se préoccuper du contenu. Il ressort de cette représentation des faits une vague impression de libération de la parole, voire des mœurs, qui ne dit rien, au fond, de ce qui pouvait être en jeu dans ce mouvement. Cette pensée sur Mai a été reprise en main par François Hollande. Le 22 octobre 2011, il saluait « les piétons de Mai 68 qui marchaient la tête dans les étoiles et qui avaient compris qu’il fallait changer »… «Leur utopie, c’était celle d’une société fraternelle qui puisse respecter l’Homme et la Nature et refuse de faire de la prospérité matérielle la mesure de toute chose.» Mais ces paroles non plus ne rendent pas compte de Mai 68, comme si des centaines de milliers d’étudiants et des millions de grévistes s’étaient levés pour un rêve! Certes les étudiants et les ouvriers ont pris la parole, mais pour quoi dire? Et pour quoi faire ?
Un événement singulier
La singularité de l'événement Mai 68 est d'échapper tant à l’histoire étatique de la chronologie qu’à l’histoire médiatique des représentations. C’est pourquoi, sur le moment, ce qui s’est passé a été stupéfiant, incompréhensible et impensable, que pour de nombreux témoins le temps a paru « suspendu » ou « arrêté ». Certains auteurs, attachés à la conception étatique de l’histoire (ou « histoire officielle »), en ont été amenés à soutenir qu’à leurs yeux, ce ne fut pas un événement et d’autre à considérer ces faits comme un simple écho de la révolution culturelle chinoise et du surgissement du Tiers-monde. De quoi Mai relève-t-il donc, puisque malgré tout il a eu lieu ?
Pour cela, il faut appréhender l'événement en lui-même, directement, à partir de ce qu’ont exprimé ses protagonistes et non à travers le prisme de ceux qui l’ont subi ou observé de l’extérieur. Il faut refuser d’aborder ce qui s’est passé d’après le point de vue de ceux qui l’ont jugé. Le sens de Mai 68 doit se trouver dans les propres énoncés de ses acteurs directs, qui n’étaient ni des hommes d’État, ni des responsables politiques, ni des vedettes médiatiques, et qui ont effectivement « pris la parole », comme on l’a dit alors. Les traces et les témoignages de ces paroles sont nombreux. La multiplicité de ces expressions permet de mettre en lumière que Mai 68 ne fut pas unanime. Au contraire, cela bat en brèche les diverses interprétations tendancieuses qui en ont été faites par la suite. L’impression qu’il en ressort est superficiellement celle d’une ambiance chaotique, d’une cacophonie de déclarations emmêlées et insignifiantes, ou d'une multiplicité de sens possibles, dont aucun n’est certain. Ce qui est pourtant remarquable, c'est que l'événement en lui-même a dépassé ses représentations successives. Il a renvoyé à leur inconsistance les tentatives d'explications qui se sont succédées : les biographies qui présentaient cela comme un conflit entre générations; les analyses sociologiques, qui s’attachaient à resectoriser la société en catégories bien séparées, les « jeunes » notamment; les diagnostics soi-disant psychologiques traitant les « soixanthuitards » de rebelles, gauchistes, contestataires, enragés, casseurs et autres qualificatifs entrés désormais dans le vocabulaire politique usuel. Son statut d'événement a résisté aux tentatives d’annihilation des hommes d'Etat, à l’amnésie sociale et aux assauts conjugués des sociologues et des ex-leaders étudiants. Il est toujours la référence historique de quelque-chose. Irréductiblement, il a eu lieu, mais il ne relève que de lui-même.
Sa postérité fait apparaître ce qu'il pourrait signifier pour nous aujourd'hui. Ce qui s’est passé par la suite, notamment les grèves et manifestations de 1995, le mouvement des Gilets Jaunes en 2018-19, ont balayé toutes ces interprétations réductrices et redonné aux événements de Mai ce qu’on peut nommer, comme le dit fort bien Kristin Ross, « une vie ultérieure ». Même aujourd'hui en 2023 ! dans une manifestation massive contre le projet de loi de réforme des retraites (qui en porte la limite de 62 à 64 ans), j'ai lu cette pancarte : "Vous voulez 64, et nous 68 !". Entre le discours gaullien sur la démocratie parlementaire et la logorrhée de gauche qui reprenait les termes de la vulgate marxiste, il y avait une pensée autre, ni "jeuniste" ni "ouvriériste", la perception d’un environnement social et politique qui se cherchait et qui se cherche encore et qui outrepassait les visions classistes de la société. Pour comprendre la portée de Mai, il faut se détacher de ce qui n’avait alors que l’apparence de la nouveauté, ici en France : l’usage public et généralisé du vocabulaire et des symboles de la révolte et de la révolution, la multiplication des drapeaux rouges et des poings levés, le chant de l’Internationale hurlé à plein gosier. Car il ne faut pas confondre la nouveauté et l’altérité: il fallait sortir du consensus dominant et l'on employait pour cela les moyens dont on disposait : l'invention verbale provocante, l'usage immodéré des mots tabous, le rappel de la longue tradition de la révolte.
Quel héritage ?
C'est certainement un des héritages de Mai 68 qui est conservé et entretenu de nos jours. Mais ce n'est pas le seul. Je ne pense pas que le rapprochement entre les étudiants, les ouvriers et les paysans en France aient été l’effet d’une influence chinoise ou Tiersmondiste. Il y eut alors une floraison d'initiatives. Dans les universités, c’étaient la réflexion sur la transmission du savoir et l’opposition au magistère des professeurs, qu’on appelait les « mandarins », ainsi que sur la sélection sociale par l’École, ce qui produisait une multitude de projets de réforme du système éducatif. Dans les usines aussi apparaissait une critique de l’organisation du travail et de la hiérarchie (les cadences et le chronométrage des postes de travail, l’apparition de la notion d’« autogestion »). Et le statut des ouvriers immigrés commençait à être questionné. Enfin, notamment dans l’Ouest de la France, s’expérimentaient des circuits de ravitaillement ou de vente directe entre les paysans et les ouvriers en grève. Cette recherche de nouveautés se poursuit encore de nos jours dans de nombreux domaines (l'éducation, le logement, la santé, l'émancipation des femmes, la culture, mais aussi la production agricole et industrielle). Elle s'affirme indépendante de l'Etat, sans se considérer comme utopique; elle manifeste la capacité de penser et d'agir de chacun. Mai 68 n’est donc pas un événement politique, puisque personne ne s’en revendique plus pour un projet politique. Mais il demeure un événement historique. Qu’importe que la révolution espérée par les soixanthuitards n’ait pas eu lieu et que le changement politique souhaité dans les discours ne se soit pas accompli sur-le-champ comme annoncé ! Mais qu’après Mai 68, il y eut autre chose qu’avant, çà oui ! En quoi consiste la nouveauté qui rendrait cet événement historique? Peut-être en ce que, justement, ce ne fut pas une révolution, et cependant l'ouverture de la possibilité d’un changement autre qu’une révolution (au sens marxiste du terme) qui se soit ouverte dans l’esprit de leurs protagonistes.
Il y a quelque temps, et à la demande de quelques-uns d’entre eux d’ailleurs, je me suis tourné vers mes anciens « camarades » qui sont restés des amis et je les ai interrogés pour tenter de mieux comprendre. C'étaient des étudiants d'une petite université de province, militants ou non avant Mai, tous investis dans l'événement cependant. Eux tous ont ressenti cela comme une rupture, une « bascule » pour reprendre leurs expressions, et pas seulement parce que cela leur est paru "extraordinaire". "Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce que c’est" disait l'un d'eux en signifiant ainsi le caractère pleinement événementiel de ce qu'il a vécu. Ce qu'il y avait là d'extraordinaire tient selon leurs dires en quelques points :
- «Y avait des discussions partout, même à la sortie des bouches du métro, avec des dizaines de personnes. Les gens étaient spontanément en dehors des normes. Ils étaient prêts à discuter. Y avait une "démocratie directe" qu’on ne connaît plus véritablement. Pour moi, ce sont les dernières séquelles de Mai… Ce n’était pas la question d’être ouvrier ou cadre, c’était la question d’être quelqu’un porteur d’une parole. » Il y eut alors une pensée et une pratique sur la situation du moment qui était complètement autre que le discours partisan, électoral ou parlementaire.
- Les recherches d’« inventions » dont il était question, ce n’était pas la fusion des classes, la fraternité générale de certaines utopies. Au contraire, les problèmes qu’il fallait prendre en main et résoudre, c'étaient les injustices, les inégalités, la ségrégation, et l’idée germait que des « contradictions » qui semblaient jusqu’alors « insurmontables » pouvaient être résolues. Il fallait inventer les moyens de le faire autrement.
- Il était alors question du présent, et non de l'avenir. C'était" maintenant" qu'il fallait sortir du carcan de la "pensée unique". Il apparaissait tout à coup possible de faire par soi même, et de se mettre à penser par soi même cette possibilité, sans remettre cela à plus tard. On sortait de l'utopie rêvée par des leaders prétendument charismatiques.
Mai 68 n'aurait donc pas forcément apporté d'idées nouvelles, mais ce mouvement, un mouvement de pensée, aurait donné une impulsion à ces discussions qu’elles n’avaient pas eues jusqu’alors pour aborder les questions du moment de façon nouvelle.
Nouveauté de Mai ?
Ce qui était complètement nouveau, en Mai 68, c’était donc à la fois la multiplicité des idées, des propositions, des paroles échangées, et la conviction générale que cela se passait autrement, de façon complètement inédite alors. Cette pensée centrée sur le présent, qui s'affranchit de l'imitation servile du passé, n'est-ce pas ce qui est devenu une pensée très contemporaine ? C'est en tout cas ce qui me fait apparaître Mai 68 comme un événement historique : c'est la marque d'une rupture radicale avec les traditions, tant en ce qui concerne le mode de vie (ce qu'on a appelé le rejet du "consumérisme") qu'avec ces idéologies figées en politiques conservatrices des partis libéraux, socialistes et communistes qui se partageaient alors la scène de la démocratie parlementaire. Ce ne fut pas une "révolution" au sens communément admis, mais une irruption au premier plan de l'actualité d'une dynamique jusqu'alors ignorée. Un demi-siècle plus tard, il est possible de constater que cette dynamique ressurgit périodiquement, toujours aussi étrangère à la classe politique en place, toujours aussi énigmatique, toujours aussi dérangeante, toujours aussi innommée. C'est, à mon sens, ce qui fait sa faiblesse et sa force tout à la fois.
Alors ce qui a été nouveau, en Mai 68, au point d'éblouir, de fasciner ses acteurs, dont j'ai été, qu'est-ce que c'est ? Ni une révolution, même culturelle, ni une rupture de civilisation. La nouveauté, ce fut, par la prise de conscience que c'en était fini de la guerre froide et du gel de la vie sociale par la confrontation sans issue entre deux blocs paralysés par la terreur nucléaire, la découverte du monde contemporain, une ouverture vers d'autres possibles, et surtout, une fois brisé le carcan de l'ordre établi, la découverte que chacun pouvait retrouver le pouvoir sur soi même. On a appelé cela "individualisme" à tort. C'est beaucoup plus que çà !
Reims, Mars 2023
