
Qu'est-ce qu'un événement ?
extrait de mon livre :
Histoire et politique
ed. Vérone, 2021
L’événement est-il historique ? Il faut d’abord constater ceci : la catégorie d’événement est aujourd’hui monopolisée par les médias. Construction (mise en scène ou représentation), instrumentation, banalisation, perte de sens, cette médiatisation outrancière conduit à une banalisation et une érosion de la signification de cette catégorie. Depuis Mai 68, et plus encore depuis les événements fortement médiatisés du XXI° siècle (le 11 septembre à New York par exemple), l’événement médiatique surdétermine la notion. Magnifié, modelé par les moyens modernes de diffusion, répercuté sur l’opinion publique qui renvoie ses réactions immédiates par les « réseaux sociaux » informatisés, cela devient « l’événement-monstre »1. La surreprésentation médiatique, en exacerbant sa singularité, le rend incompréhensible au point que la pensée sur l’événement est non pas occultée, mais absentée. La perception que nous en recevons des médias est conçue par eux pour apparaître comme tellement immédiate qu’elle peut être déformée par son immédiateté apparente pour suggérer son caractère extraordinaire (l’horreur, l’indignation, etc.), en privilégiant l’image-choc, le « sur-le-champ », le témoignage à chaud, le micro-trottoir. Tous ces moyens de communication sont présentés comme réalistes, alors que ce sont des techniques de communication construites pour la diffusion de masse, le « scoop ». Néanmoins, cette diffusion n’enlève rien de ce qui fait un événement. Elle met en évidence sa complexité qu’il faut élucider.
Comment définir l'événement ?
Je m’appuie d’abord pour cela sur une partie de l’ouvrage d’Alain Badiou, « L’être et l’événement »1. Ce en quoi, pour moi, Badiou a raison, c’est de considérer l’événement comme « l’indiscernable du temps » (p 24). Un événement est en effet ponctuel, localisé, donc singulier en temps et en lieu. Il est donc relativement possible de le dater. Relativement, car, et c’est là une grande difficulté, il n’est pas possible par contre de le rattacher directement à d’autres dates, antérieures ou postérieures. Cette datation n’est possible qu’en termes conventionnels : heure, jour, mois, année. Il en est de même pour sa localisation. Mais il est à la fois impossible de le considérer autrement qu’en son lieu et temps, et impossible de l’inclure totalement dans une série de faits historiques.
Pourquoi ? Parce que l’événement, par essence, est anormal. Lorsqu’il a lieu, il est dans l’immédiat impossible de le représenter. Son surgissement suscite toujours de la part de ses protagonistes comme de ses témoins un désarroi, une surprise. Souvent, par métaphore, il est comparé à un séisme ou une éruption volcanique. Un événement est donc par essence :
Imprévu
Inouï et jamais vu
Impensable
Développons !
1/ L’événement est imprévu. Il est toujours une surprise, quel qu’il soit. Un miracle (ou supposé tel, disons… l’apparition de la Vierge à Lourdes), une bataille gagnée contre toute attente (celle de Bouvines par exemple, grâce au concours inopiné des milices bourgeoises comme l'a fort bien décrit Georges Duby), une insurrection (la prise de la Bastille ).
2 / Si l’on examine la révolution russe comme imprévisible, on dira donc que la révolution de février 1917, insurrection populaire spontanée qui provoqua la chute de l’empire russe, le fut totalement, même par les révolutionnaires, tandis que la révolution d’octobre 1917, soigneusement préparée par les Bolcheviks, fut un événement pour une autre raison. En effet, la révolution d’octobre fut un événement selon un autre critère, inouï et jamais vu. On pourrait dire aussi : celui de nouveauté. J’hésite cependant à la caractériser ainsi d’emblée, car cela voudrait dire que dès sa survenance, l’événement serait en rapport avec une pensée de la situation singulière dans laquelle il survient, ce qui n’est pas certain. Octobre 17 a certes été pensé et décidé par Lénine, mais Lénine a-t-il sur le moment pris toute la mesure de sa nouveauté ?
3 / Ce qui est au moins aussi important à prendre en compte que l’imprévisibilité et la « nouveauté » de l’événement, c’est son impensabilité2. J’ai tenté de faire des recherches sur l’insurrection de Budapest dans les années 1980, quelques années après la chute du rideau de fer. Ce qui m’a frappé entre autres, dans ce qui fut à n’en pas douter un événement, ce fut la difficulté à lui donner un nom. Les uns appelaient cela une révolution, d’autres un soulèvement, d’autres encore un complot… Rien d’étonnant à cela sauf que dans le déroulement même des faits, radicalement imprévus et inouïs, à la surprise de tous en Hongrie et dans le monde, il se trouvait comme une impossibilité de dire de quoi il s’agissait. C’était innommable parce que, sur le coup, c’était impensable. Pouvait-on imaginer un mouvement révolutionnaire contre le parti de la révolution ? Une insurrection ouvrière contre l’avant-garde du prolétariat ? On a pu ériger en "révolution" les événements du "printemps arabe" de 2010 alors que ce qui s'ensuivit montra d'évidence qu'il s'agissait de toute autre chose. Ce qui caractérise un événement, c’est que, sur le coup, « à chaud », il est non seulement incomparable, mais encore impensable.
l'événement hors du cours de l'histoire ?
L’événement serait-il donc anhistorique ? Il l’est assurément du fait qu’il est caractérisé comme événement en pure intériorité, je veux dire par lui même, sans tirer aucune justification de ce qu’il est par son passé. Il l’est également parce qu’il interrompt une continuité historique. Il l’est enfin parce qu’il n’a pas d’historicité qui lui soit propre. Je veux dire que, même si ses acteurs tentent de se référer à des événements antérieurs, l’événement n’est semblable à rien qui ait eu lieu auparavant.
Caractérisé en pure intériorité, c’est ce que j’ai déjà montré ci-dessus : imprévu, inouï et jamais vu, impensable sur le moment, anhistorique, ce sont des caractéristiques que l’événement trouve en lui-même dans son immédiateté. Ces caractéristiques, notons-le, car c’est important, sont éminemment subjectives. Il n’y a donc pas d’antécédent historique, et dans l’immédiat pas de cause avérée à son caractère événementiel. Certes, ses protagonistes peuvent essayer de donner dans le feu de l’action des causes à leurs initiatives3, mais cela ne rend pas compte de la nouveauté du fait, de la surprise qu’il provoque même chez ses propres acteurs.
Ce qui joue certainement en faveur des caractéristiques ci-dessus, c’est que l’événement est une interruption du cours « normal » des choses. C’est un événement parce qu’il est complètement incongru, étranger à l’ordre politique, économique et social existant, même du point de vue des marxistes. Il survient, et le déroulement du temps historique est interrompu. Il a été dit de certains événements que le temps s’est alors arrêté. Sans doute ce phénomène est-il momentané, et l’histoire — je veux dire la vie normale — peut ensuite reprendre son cours. Mais cette interruption a perturbé ce cours. C’est une des significations possibles du mot « révolution », et c’est ce qui explique, sans forcément justifier sa pertinence, qu’on emploie fréquemment ce mot pour parler d’un événement.
Subjectivité de l'événement
La question qui se pose alors, c’est : comment un événement arrive-t-il ? Ce n’est pas un « donné-là » empirique. Je pose l’hypothèse que ce n’est pas par hasard ni par intervention surnaturelle ou magique qu’un événement survient. Ce n’est pas un fait ordinaire. Je considère que l’événement est décidé et produit par quelqu’un. Il procède d’une pensée qui intervient dans et sur le réel d’une situation, que pour qu’il ait lieu, un événement doive être décidé par quelqu’un ou par plusieurs. Peut-on donc affirmer qu’un événement est déclaré comme tel par ceux qui l’ont vécu ? Sans généraliser excessivement, car chaque événement est singulier, on peut dire que la pensée, la décision la déclaration d’un événement comme tel est en partie le fait de ses propres participants, qu’on peut qualifier à ce titre comme les inventeurs de l’événement. Badiou peut alors affirmer qu’un événement ne peut être pensé et déclaré qu’en intériorité. Il faut être dedans, il faut y avoir pris part, comme on a coutume de dire, pour le déclarer comme tel. Ainsi Badiou peut-il dire que l’événement est fondateur. Non pas au sens où l’événement ouvrirait nécessairement une nouvelle ère, une nouvelle séquence historique ! Cela arrive, mais assez rarement. L’événement est fondateur pour celui qui y prend part, fondateur de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de ce qu’il fait sur le moment et ensuite. C’est pour cela que l’événement doit être déclaré pour exister, et déclaré par son ou ses acteurs. J’ai dit qu’ils en sont les inventeurs, mais en sont-ils pour autant les auteurs ? Je ne le pense pas. Car il ne suffit pas qu’un événement soit déclaré tel pour exister. Il faut qu’il soit reconnu comme tel. Il faut qu’on lui trouve des raisons d’exister.
C’est a posteriori qu’on trouve des raisons d’exister à l’événement. C’est pourquoi Alain Badiou parle principalement sur l’événement et non de l’événement. Il ne suffit pas que l’événement soit décidé et déclaré au moment où il a lieu pour être un événement. Il n’y a événement qu’au regard du sens qu’on lui donne, non seulement dans la situation locale et ponctuelle de sa survenance, mais aussi pour ce qui s’ensuit et pour ce qui l’entoure, ne serait-ce qu’en décalage et/ou à distance. Si l’événement est inouï, c’est au regard de ce qui l’environne, et c’est un événement parce que justement, il va exercer une influence sur cet environnement. C’est là qu’apparaît la signification de l’événement. Cela se fait toujours en intériorité, du point de l’événement et non en dehors de lui (ou en extériorité), car en extériorité, l’événement est inconcevable, impensable. Pour que l’événement prenne toute sa dimension, il faut, pour consolider la pensée d’un événement a posteriori, en explorer pratiquement, en discuter et conforter toute la complexité. Un événement n’existe que s’il a une postérité.
Depuis le milieu du XX° siècle, les historiens ont critiqué l’« histoire événementielle ». Elle est considérée, à juste titre pour moi, comme partisane. Ils ont examiné en détail les tenants et aboutissants des événements qui la composent5. Ce faisant, ils ont érigé l’événement en moment singulier de l’historicité, mêlant avec plus ou moins de bonheur les caractéristiques de cette catégorie. J’ai déjà évoqué qu’on peut comprendre un événement dans sa dimension médiatique, qui est immédiate, sa dimension historique, qui est contextuelle et qui en explore la nouveauté, sa dimension philosophique, qui l’analyse soit en des termes ontologiques, soit en termes phénoménologiques, et sa dimension politique. En récapitulation, du fait même de ce qu’il est singulier et inclassable, l’événement peut être considéré de multiples façons.
Médiatique, historique, politique ? L'événementialité :
Je vois alors apparaître la difficulté centrale à mes yeux. Comment distinguer et prendre en considération ces différentes perceptions de l’événement ? Prenons un exemple : il est fréquent qu’on attribue à l’événement deux adjectifs différents, « événement historique » et « événement politique ». Certes, il se peut qu’un événement politique soit aussi historique. Certains considèrent même que seuls les événements politiques peuvent être historiques. Il y a donc souvent confusion entre les deux acceptions. À mon sens, la singularité d’un événement est telle qu’on ne peut pas classer les événements, ni même en faire des catégories. En outre, je vois une notable différence non pas dans la nature des événements, mais dans la manière dont on les pense en histoire ou en politique.
Un événement « historique » se pense dans sa situation d’origine en temps et en lieu. On peut l’étudier au regard de l’influence ou des effets qu’il peut avoir sur son environnement, en particulier sur d’autres événements ou d’autres faits, antérieurs ou postérieurs. On peut aussi aussi examiner son impact en d’autres lieux qui lui sont proches ou lointains, que ce soit en rupture ou en continuité dans une séquence historique. On peut même l’introduire dans une réflexion sur un autre temps et un autre lieu, comme un terme de comparaison. Un événement historique existe indéfiniment, il demeure en mémoire même s’il a perdu toute influence directe sur la pensée présente de ceux qui l’évoquent. Il a eu lieu, il est une série de faits accomplis. Il est devenu « une date ».
Un événement politique a valeur de référence. Il peut disparaître, réapparaître au gré de la pensée de ceux qui l’invoquent, si bien qu’aujourd’hui un fait passé peut être considéré comme un événement politique pour certains et pas pour d’autres. Il est cependant un élément essentiel à la pensée politique. Un événement politique se pense dans la situation présente de celui ou de ceux qui le prennent comme référence à leur action politique, à leurs choix et leurs projets d'action ; il se pense hors du temps, dans sa pérennité pour tous ceux qui le considèrent comme tel. Ainsi, selon les choix et les engagements qu'ils prennent au présent, les "politiques" peuvent choisir dans le passé les événements auxquels ils se réfèrent et ceux qu'ils laisseront dans l'oubli.
La différence est importante donc. Elle l’est en ce qui concerne l’événement politique, parce que cela permet de penser cet événement pour ce qu’il est entièrement et de s’y référer directement. L’événement politique est alors mesuré pleinement dans toute la puissance de sa dimension subjective, avec les principes et les engagements qui s’y sont manifestés, pour ceux qui le prennent en référence. Quant à l’événement historique, s’il est distinctement pensé comme tel (même s’il peut arriver que ce soit également un événement politique), il est possible de prendre la mesure de sa réelle importance dans un processus, une évolution dans le passé, et de mieux comprendre sa nouveauté en situation dans son contexte spatio-temporel.
Ainsi donc la pensée sur l’histoire est faite des questions que soulève l’événementialité des « dates historiques » qui la composent tout aussi bien que la pensée politique se nourrit de son historicité. Mais si l’évènement est, comme il a été dit, imprévisible, inouï, impensable, et si, malgré tout, il a une postérité, sa dimension historique en est au moins double. Il y a l’événementialité « officielle », celle qui est commémorée et même consacrée par l’État, les partis politiques et leurs idéologies, et il y a aussi une ou des autres événementialités, différentes. Ce qui rend possible cette multiplicité de postérités, c’est le caractère subjectif de l’événementialité.
