
Le massacre
de la saint Barthelémy
24 août 1572
Ce jour là, et les jours suivants, à Paris et dans une vingtaine de villes de France, entre 10.000 et 30.000 assassinats furent perpétrés, souvent avec une horreur indescriptible. On en garde la mémoire sous le nom (triste ironie) de Saint Barthelémy. Ce crime de masse suscita dans toute l'Europe alors une grande émotion. Aujourd'hui encore, cet obscur événement marque nos mémoires. De nombreux ouvrages tentent de l'éclaircir sans y parvenir vraiment, tandis que des romans (notamment "La reine Margot", d'Alexandre Dumas, adapté au cinéma par le film flamboyant de Patrice Chéreau en 1994) en exaltent un récit dramatique. C'est que de nos jours les entrelacements complexes entre la raison d'Etat, les intrigues diplomatiques et courtisanes, les ambitions impérialistes, les passions extrémistes des religieux fondamentalistes et les flambées de violence de type pogrom qui se sont alors mêlés sont toujours d'actualité. En ce sens, c'est un événement historique.
Est-il possible de démêler ce nœud d’implications ? Il semble qu’aujourd’hui ce soit plus qu’utile, nécessaire ! Si possible ! Au moins d’essayer d’y voir un peu plus clair !

Une situation confuse
Tout événement est singulier, d’abord par les circonstances conjoncturelles qui lui sont propres. Qu’en était-il à la fin du XVI° siècle ?
A/ Rivalités de pouvoir
Ce qu’on appelle les "guerres de religion", est d’abord marqué par des confrontations entre plusieurs ambitions, qui s'étendirent de 1562 à 1598 et dont la Saint Barthelémy est le moment central, le grand tournant. C'étaient, avant le massacre, une succession d'opérations militaires entre des bandes armées conduites par des nobles catholiques et protestants à la faveur de l'affaiblissement du pouvoir royal sous les règnes de François II puis de Charles IX, fils mineurs d'Henri II et de Catherine de Médicis. Trois clans s'affrontaient pour dominer le conseil de régence : les catholiques intransigeants dirigés par la famille des Guise, les "modérés" ou « politiques » conduits par les Montmorency et les protestants menés par les Bourbon-Navarre-Condé, cousins du roi. Leurs adjoints, nobles de province, menaient des bandes armées qui détruisaient les lieux de culte, ravageaient villes et campagnes, et terrorisaient les populations par le meurtre et les atrocités (comme le massacre de Wassy, 1562). Au sein même de la Cour royale, tout était bon pour que chacun de ces clans accapare le pouvoir : assassinats, guet-apens (la conjuration d'Amboise, 1560), empoisonnements et même plusieurs batailles rangées sans qu'aucune ne soit décisive.
Quels en étaient les enjeux ? La cour royale, dominée par la reine mère, Catherine de Médicis, influencée par la pensée de Nicolas Machiavel (Le prince, 1532), suivait l’orientation déjà donnée par François 1° puis par Henri II, d’une concentration du pouvoir aux mains d’une administration royale centralisée et rationalisée, tout en prônant la « tolérance », en fait l’arbitrage royal. Elle pratiquait une politique centrée sur la diplomatie et la corruption. Une partie des grands nobles s’y opposait farouchement en s’appuyant sur leur clientèle, sur le traditionalisme de la majorité paysanne du pays et sur l’Église catholique : ils souhaitaient un pouvoir royal autoritaire, certes, mais s’exerçant par l’intermédiaire des nobles et du clergé. Ils ne reculaient pas devant des compromissions avec la puissante monarchie Espagnole (catholique) ou avec la reine Elisabeth d’Angleterre (protestante). Quant à la noblesse et à la bourgeoisie éclairées, rejointes dans cette aspiration par les artisans des villes et, à l’évidence, par les protestants mais pas seulement par eux, elles aspiraient à un Etat non pas laïc mais orienté vers la satisfaction de l’intérêt général du pays, la France, et un pouvoir exécutif fort mais limité par des assemblées de notables.
B/ Foi religieuse et légitimité politique
L'opposition religieuse entre catholiques et protestants n'était pas seulement pour les belligérants un prétexte. Pour la population, le catholicisme allait de pair avec l'idée d'un royaume uni et centralisé, et les bourgeois Parisiens y étaient largement favorables, tandis que le protestantisme porteur d'une autonomie individuelle exaltée par le courant humaniste, et distant à l'égard d'une sacralité de la couronne royale suspecte de superstition, était attirant pour beaucoup de provinciaux, notamment les notables cultivés, aristocrates et bourgeois, et leur clientèle. Aux prêches enflammés des prédicateurs de part et d'autre se mêlaient des considérations politiques et des intérêts personnels. Le roi Charles IX, soutenu et influencé par sa mère, Catherine de Médicis, avait des difficultés croissantes à préserver son autorité malmenée par ces factions.
Depuis 1562, il y avait déjà eu trois "guerres de religion", trois épisodes de conflits armés, trois guerres civiles interrompues trois fois par des "édits de tolérance", des tentatives de compromis fondés sur une reconnaissance juridique du protestantisme autorisant partiellement la pratique du culte protestant à certaines conditions. Mais le pouvoir royal ne parvenait pas à les faire respecter. Le troisième, l'"Edit de Saint Germain", avait été signé en 1570. Pour le faire appliquer, le roi et sa mère avaient fait entrer l'amiral de Coligny, chef protestant, au Conseil Royal et décidé le mariage entre Marguerite de Valois, soeur du roi, avec Henri de Navarre (héritier des Bourbon et futur Henri IV). Coligny, chef protestant nommé ministre, proposait au roi de sceller cette réconciliation par une guerre menée en commun contre l'Espagne qui menaçait le Nord du royaume pour récupérer les Flandres perdues sous François I°.
Ce mariage eut lieu à Paris du 18 au 21 aout 1572 malgré l'opposition du pape qui l'accusait de consanguinité (les deux époux étant cousins) , malgré les prêches enflammés des prédicateurs catholiques contre cette impiété. Car cette politique royale de « tolérance » avait un obstacle majeur : la reconnaissance / ou non du sacre royal traditionnellement célébré par l’Église catholique à Reims. Ni le Pape et les catholiques intégristes, ni les protestants radicaux disciples de Calvin n’acceptaient de compromis pour cette raison. Car dans les mentalités de ce temps, le respect de l’autorité royale était fondé surtout sur la tradition fortement ancrée dans l’esprit de la masse paysanne (80 % de la population), entretenue par les représentations majestueuses du pouvoir, que le mariage princier tentait de consolider.
C/ Tensions économiques et sociales
Mais la surprise vint en fait d’un acteur fort souvent négligé par les commentateurs, les chroniqueurs et les historiens : la « populace », « endoctrinée » par les prédicateurs des deux bords qui tenaient des propos glaçants, tel le curé de Saint Eustache, René Benoit : « … Dieu qui met la force au coeur et les pierres aux mains du rude et imbécile peuple exécuteur de sa juste sentence ... ». Quelle part ce « peuple » avait-il dans la guerre, et donc dans le massacre du 24 aout 1572 ?
La seconde moitié du siècle avait été marquée par l’insécurité, la cherté croissante des grains et le poids de la surpopulation des campagnes. Pillages et révoltes étaient fréquents, en particulier contre la dîme ecclésiastique, les impôts seigneuriaux qui se multipliaient en ces temps de guerre (la taille multipliée par 2 en 20 ans) et les spéculations des commerçants des villes qui stockaient et revendaient le grain au prix fort. L’endettement des paysans et des petits artisans profitait aux nobles et aux grands bourgeois qui rachetaient leurs terres (tel Anne de Montmorency qui multiplia sa fortune foncière par 10). En conséquence, l’on assistait à l’afflux des chômeurs et des errants en ville, lieux ou la nourriture était stockée. Les conditions de travail et de vie des artisans et compagnons des métiers se durcissaient avec la baisse relative des salaires.
Mais les révoltes des pauvres et les contestations (refus de payer la dîme, critiques envers le clergé et la noblesse) étaient durement réprimées. Le temps n’était pas alors aux grandes Jacqueries. La masse des petites gens (les paysans représentaient les 3/4 de la population du pays) était écrasée de misère. C’est alors qu’on a vu se répandre la chasse aux sorcières aussi bien de la part des catholiques que des protestants. Les guerres de religion ont masqué cette misère et cette colère populaire : elles les ont fait taire ou bien elles les ont dirigé et manipulé. Les bourgeois des villes et des bourgs, par exemple, se sont armés et ont constitué des milices dont les exactions ont joué un rôle important dans les crimes, les incendies de lieux de culte, les massacres qui caractérisaient ce qu’on appelle aujourd’hui les guerres de religion et dont la Saint Barthélemy est le paroxysme, l’événement symbolique. Il faut donc considérer que les principaux acteurs de ce crime de masse n’ont pas été la « vile populace ». Pour comprendre ce qui eut lieu, il faut dérouler plus en détail le déroulement des faits.
Les faits
Tout commença donc par un mariage, le mariage entre Henri de Navarre et Marguerite de Valois, qui devait marquer la réconciliation des noblesses protestantes et catholiques et fut l'occasion de festivités somptueuses, un spectacle dégoulinant de richesse au cours desquelles fut mise en scène dans les rues de la ville une réconciliation apparente des factions sous la tutelle de l'autorité royale. Pour l’occasion, près de 3000 nobles protestants affluèrent à Paris. Dans les églises et dans les foyers bourgeois de Paris, cependant, on murmurait contre ce gaspillage impie alors que les récoltes avaient été mauvaises et que les prix montaient sur les marchés, et contre cette irruption d’une foule d’hérétiques armés dans les rues. Mais tout se déroula dans l'ordre. Ce n’est pourtant pas ce qui déclencha le massacre. Le lendemain 22 août au matin, un certain Maurevert tira à l'arquebuse sur l'amiral de Coligny qui sortait du Louvre, et le blessa au bras. Qui l'avait payé : les espagnols ou les catholiques et la famille des Guise ? Ou encore le Duc d’Epernon, cadet de la famille royale ? Aucune de ces hypothèses n'est soutenable : c'était alors le compromis qui était à l'ordre du jour entre les clans et l’attentat l’avait pour cible. Le roi rendit visite à Coligny pour calmer les esprits, mais les protestants, qui étaient venus très nombreux à Paris pour le mariage, protestèrent avec virulence contre cet attentat et la cour royale eut peur de cette réaction.
Le 23 août, un conseil royal "restreint" se tint en secret, en l'absence de Coligny. Le roi y accepta un "acte de justice extraordinaire", sans passer par les voies judiciaires normales (qui devaient impliquer le Parlement de Paris), pour ordonner l'exécution de 50 chefs protestants suspectés de complot, y compris Coligny. Le but : décapiter les forces protestantes pour empêcher leur révolte. Les hommes du duc de Guise et la garde royale en furent chargés "discrètement" dans la nuit du 23 au 24 août. Ainsi la cour pensait pouvoir rejeter la responsabilité de ces assassinats sur la faction catholique radicale dont Guise était le chef. Mais le tocsin sonna dans la nuit aux clochers de Paris , on ne sait comment ni par quelle initiative. Ce fut le signal du massacre, comme si l’exécution sans jugement des 50 chefs huguenots avait autorisé tacitement le massacre de leurs fidèles. Cette action interpellait en même temps le roi comme pour lui dire : « voilà comme il faut s’y prendre avec les huguenots ! ».
Ce massacre dura plusieurs jours à Paris même, où l'on estime qu'il y eut 3000 morts. Pour être sûr de réussir à décapiter le clan protestant sans résistance, le conseil royal avait fait fermer les portes de la ville et mobilisé la milice bourgeoise. Mais celle-ci outrepassa les consignes de la cour. On sait par des témoignages que cette milice prit une part très active au massacre, ainsi qu'une partie du régiment des Gardes Françaises : chargés de protéger le Louvre, ces mercenaires échappèrent au contrôle de leurs chefs. Il fut dit que les massacreurs croyaient à une tentative de coup d'Etat des protestants. Mais ils ne furent pas les seuls au carnage. Bien sûr, l’ampleur des faits fut telle qu’on ne peut savoir qui y fut mêlé. Cependant récemment, une étude minutieuse des actes de succession a révélé que des bourgeois de la ville se sont soudainement enrichis à ce moment-là, profitant du désordre pour éliminer des concurrents, rivaux, ou ennemis personnels. Car les victimes furent les protestants, hommes, femmes et enfants, mais aussi des Italiens et des Juifs. De nombreuses maisons furent pillées et incendiées. Peu de protestants y échappèrent, les uns bénéficiant de protections individuelles, les autres protégés par le roi sur son ordre en tant que proches de la famille royale, ce qui fut le cas d'Henri de Navarre, de l'ambassadeur d'Angleterre, de l'hotel de Nemours et de l'hotel de Guise.
Le roi envoya plusieurs messages pour ordonner de mettre fin au massacre, mais ce fut en vain dans de nombreux cas. Car la tuerie se répandit en province : Orléans, Meaux, La Charité sur Loire, Saumur, Angers, Lyon, Bourges, Aurillac, Bordeaux, Troyes, Rouen, Toulouse, Albi, Gaillac, Romans, Valence, Orange ... Cela dura jusqu'au 5 octobre. C'est à Orléans qu'il y aurait eu le plus de victimes, entre 1000 et 1500. Mais le nombre total de victimes est incertain.
Les responsabilités
Il a donc été dit que les miliciens bourgeois avaient commencé le massacre en attribuant les bruits de la tuerie des chefs protestants par les Guise à une révolte protestante. D'autres ont évoqué un "miracle" : la floraison soudaine d'une aubépine au cimetière des Innocents, ce qui, selon certains prédicateurs, aurait été un signe divin autorisant l'extermination des hérétiques. Une pratique courante de manipulation des superstitions. Le roi, de son côté, après avoir ordonné en vain de mettre fin au massacre, fit volte face et prétendit que tout avait eu lieu sur son ordre, sans doute pour éviter d’avouer son impuissance et de perdre la face devant les cours européennes indignées. Il a été également soutenu que si l'assassinat des chefs huguenots a été très probablement ordonné par le Conseil Royal, l'extension des massacres a été encouragée par l'entourage des Guise, du Duc de Nevers ou du frère cadet du roi, le Duc d'Anjou. Dans toutes les chancelleries d’Europe, les interrogations sur la responsabilité des faits sont restées sans réponse. Deux ans plus tard, Charles IX succomba à la maladie qui le minait déjà en 1572, la tuberculose, et ce fut son frère, Anjou, qui lui succéda sous le titre de Henri III.
Mais les accusations, sans preuve aucune, me semblent motivées surtout par la volonté de trouver des responsabilités dans les allées du pouvoir. Car bien des gens, et parmi eux des historiens et des romanciers (Alexandre Dumas par exemple), ne peuvent envisager les faits autrement. Or je suis frappé par le constat général qu'il n'y eut aucune trace d'un ordre donné, d'une motivation explicite, ou même d'un intérêt politique ou économique à ce massacre. Le clan des protestants ne fut pas décapité, mais au contraire radicalisé dans sa détermination. D'autre part les catholiques extrémistes perdirent une partie de leur influence à la cour. Le roi lui-même y vit s'effondrer tous les espoirs qu'il avait investis dans le mariage d'Henri de Navarre avec Marguerite de Valois, organisé par sa mère. Ses relations diplomatiques tant auprès de l'Angleterre et des Pays Bas qu'auprès de l’Espagne, l'Autriche et de l'Italie en furent durablement altérées. Si le pape ordonna un Te Deum à la nouvelle du massacre, cela n'eut aucun effet positif par la suite dans les relations de la couronne avec l'Eglise. Et la guerre de religion reprit de plus belle. Il faut chercher ailleurs quelle fut la portée de ce massacre.
Il me semble, à l'examen des faits, que l'événement et les réactions immédiates furent subjectives et totalement irrationnelles. On peut donc y voir des manifestations de crainte, d’une angoisse profonde de la part des bourgeois et des nobles, car il ne se trouve aucune trace de participation du petit peuple au massacre, ni à Paris ni en province, tandis que les milices parisiennes et provinciales furent très "actives" dans leur volonté de "rétablir l'ordre". On aurait concentré sur la personne des protestants le risque de voir s'effondrer l'ordre établi, ou la remise en cause des certitudes et traditions bousculées par les nouveautés de l’époque. La confiance dans la monarchie pour maintenir cet ordre aurait été sévèrement érodée par dix ans de guerres civiles sporadiques sans issue visible. Manifestement, nul ne croyait que le mariage si pompeusement célébré aurait pu restaurer le prestige de la monarchie et personne ne croyait plus au compromis royal proclamé par les "édits de tolérance". Cette fête tapageuse eut l’effet contraire de ce que la royauté en espérait. Enfin la décision arbitraire d’exécuter les chefs protestants sans jugement eut un retentissement déplorable : elle apparut surtout comme un acte de despotisme. A l'origine surtout, je crois, de l'assassinat des chefs huguenots et du massacre qui s'ensuivit, il y a cette guerre civile et l'erreur politique et diplomatique de Catherine de Médicis et du roi Charles IX de tenter d'y mettre fin par un mariage. C'était sans aucun doute dans la tradition de la diplomatie et de la féodalité , mais c'était totalement inadapté, et très mal vu en considérant la misère qui régnait alors. Ce qui s'ensuivit en donne la preuve.
Cependant l'événement a une autre dimension qui lui confère cette aura de mystère, cette incompréhension horrifiée qui subsiste jusqu'à nos jours. Le fait est avéré que si la masse de la pôpulation ne participa pas activement au massacre, elle ne fit rien pour l'empêcher ni même pour s'y opposer. Cela tient à la dimension religieuse du pouvoir d'Etat, qui reste aujourd'hui encore relativement prégnante. Le roi était sacré. Cette sacralité ne reposait pas sur un dogme ecclésiastique, bien que l'Eglise Romaine en ait tiré un grand profit. Elle remonte à la nuit des temps. Elle s'appuie sur des rites, des symboles, des mythes, comme par exemple celui selon lequel le roi, quelques jours après son sacre, aurait eu le pouvoir miraculeux de guérir des écrouelles (selon la formule "le roi te touche, Dieu te guérit"). Les protestants, en contestant la validité de ces rituels qu'ils taxaient de superstition, pouvaient être les cibles d'un ressentiment populaire dont on ne peut mésestimer la puissance, puisqu'il en reste aujourd'hui quelques traces (le caractère prétendument sacré du suffrage populaire aux élections par exemple). Le massacre, révélateur de cette crise profonde, eut un effet négatif direct sur l’autorité et le prestige de la couronne de France.
Les conséquences
Certes, dans l'immédiat, il y eut des conversions forcées au catholicisme (en particulier celle d'Henri de Navarre), des remariages imposés par le rite catholique et des émigrations nombreuses de protestants vers Genève. La motivation du massacre reposait beaucoup moins sur la conviction religieuse que sur le respect des traditions rituelles. Mais la crise de l’autorité royale, aggravée, provoqua alors une crise politique majeure : la question religieuse -- fallait-il ou non réformer l'Eglise -- passait définitivement au second plan, supplantée par celle de la relation entre le roi et ses sujets : était-ce une soumission totale à sa volonté ou un contrat contenant des obligations réciproques ?
Il n'est plus seulement question de tolérance ni de maintenir l'ordre public et l'unité du royaume en respectant la diversité des croyances. La question est complexe, car elle a plusieurs dimensions : religieuse (quelle valeur accorder au sacre ?) et socio-politique (le roi a-t-il une autorité directe et si oui, laquelle ? Ou doit-il passer par l'intermédiaire de la noblesse pour gérer le royaume ?). En deux mots, la légitimité royale est-elle mystique ou civique ? On voit se développer alors une conception du sujet qui est de plus en plus active et qui tend vers une adhésion à un contrat entre le peuple et le souverain plutôt qu'une soumission à un ordre divin. Il ne s'agit plus vraiment d'établir une "Jérusalem terrestre" qui soit l'image, le reflet platonicien de la "Jérusalem céleste", le roi étant alors le représentant laïc consacré de la volonté divine par le sacre : "un roi, une foi, une loi". C'est alors qu'apparurent des courants de pensée qui s'appelaient « les malcontents », « les monarchomaques » et qui réunissait des protestants et des catholiques. Leur premier acte fut de tenter un "complot" en 1574 pour faire évader Henri de Navarre de la cour royale, puis ils approfondirent leur point de vue. Sans doute des auteurs comme Montaigne n'y étaient pas totalement étrangers, bien que distants à l'égard des protestants (les Essais ont été écrits à partir de 1572 et publiés en 1580; on peut citer aussi le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et La République de Jean Bodin). Il était question d'un nouveau concept politique, celui de "souveraineté". Face à ce "parti" en gestation se constitua rapidement un autre en 1576, mené par la famille De Guise et qui s'appela "la Sainte Ligue" : elle était partisane d'une monarchie autoritaire appuyée par la haute noblesse et les parlements (qui se diviseront plus tard lors de la Fronde). Les "ligueurs" accusèrent les "malcontents" de républicanisme, mais poussèrent le fanatisme jusqu'au régicide d'Henri III, puis, malgré leur défaite militaire, à celui d'Henri IV.
Il est remarquable de constater que ces « partis » se développèrent et se structurèrent d’une façon tout à fait moderne : propagande par la multiplication de textes imprimés, organisations localisées d’assemblées avec des chefs élus, des « cahiers de doléance » soigneusement rédigés, des milices armées et des finances soutenues depuis l’étranger. Tout cela était en concurrence ouverte avec l’administration et l’autorité royales. C’est malgré tout cette administration royale qui eut finalement le dessus en se ralliant au successeur désigné par la loi salique du roi Henri III après son assassinat, Henri de Navarre. Mais la guerre finit-elle par une victoire de celui-ci ? Certainement pas ! C’est un compromis conclu à la fin d’un siège interminable de Paris par Henri qui y mit fin, suivi de marchandages durant plusieurs années entre des belligérants épuisés. Ces guerres de religion n’eurent que des vaincus !
En effet, contrairement à la légende qui attribue à Henri IV le mérite d’avoir clos la controverse et imposé la monarchie absolue, la fin des combats n’a en fait rien résolu. C’est seulemnt l’épuisement des forces antagoniques qui a permis d’aboutir à un compromis. Les opposants ont déposé les armes. La monarchie absolue s’est donc maintenue, portée à bout de bras par les souverains successifs. Mais les protestants, s’ils ont renoncé à leur « provinces unies du midi », ont continué à développer leurs activités autonomes jusqu’à l’intervention militaire de Richelieu à La Rochelle puis la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV. Les ligueurs, de leur côté, seront relayés sous Louis XIII par le "parti dévôt". On trouvera des traces de ces opposants jusque sous la Fronde (l’Ormée de Bordeaux, républicaniste, et les pamphlets du Cardinal de Retz). Plus tard encore, les Jansénistes reprendront la polémique en contestant la monarchie de droit divin jusqu’à la veille de la Révolution Française, tandis que les « lumières » prolongeront la réflexion sur le pouvoir (Montesquieu, Diderot, Rousseau).
C'est ainsi que s'est ouvert le débat sur les relations entre le chef de l'Etat et les habitants du pays. Il perdure encore de nos jours, puisqu’on discute aujourd’hui du caractère intouchable ou non du suffrage universel. Alors que la notion de "sacré" est devenue l'objet de recherches anthropologiques depuis Rudolf Otto et Mircea Eliade (rapport entre le profane et le divin, barrière entre l’homme et le sacré, surnaturel, inaccessible à sa pensée et son action, et pas seulement opposé à la notion de profane).
Quel sens pour aujourd'hui ?
La postérité du massacre de Saint Barthélemy excède dont de très loin celle des guerres de religion dont la mémoire reste confuse, à l’image des péripéties qui les ont semées pendant plus de 30 ans.
Le massacre de la Saint Barthelémy reste dans nos mémoires comme une faute politique, un "crime d'Etat" (selon Arlette Jouanna, Gallimard 2007) ou une « guerre civile » (Jeanine Garrisson, guerre civile et compromis, 1982, Jean Marie Constant, Hachette 2002). Mais c'est resté également le signe d'une tare consubstantielle à la monarchie absolue de droit divin, qui domina le royaume pendant deux siècles. C'est enfin l'événement qui date l'apparition publique d'une contestation du principe selon lequel l'autorité de l'Etat provenait de celle d'une puissance surnaturelle, celle de Dieu. On peut rencontrer des traces plus anciennes de cette distinction entre le pouvoir politique et la religion. On peut remonter jusqu'à Augustin d'Hippone qui critiqua la conception du pouvoir sacré de l'empereur Constantin, que soutenait Eusèbe de Césarée au IV° siècle. Selon Augustin, la Cité parfaite, la "cité de Dieu", n'était pas réalisable sur terre. La notion de "laïcité" pourrait-elle être considérée comme l'héritage de ce courant de pensée plurimillénaire ?
Je pense qu’on peut rapprocher cette problématique du contexte général de la renaissance. L’apparition de l’humanisme, qui mettait l’homme au centre de l’univers et qui remettait en cause tant d’idées reçues sur le monde, pouvait générer l’affranchissement de la pensée politique à l’égard de la religion de la part des courants intellectuels, et faire apparaître une notion nouvelle, celle de « république ». Mais cela pouvait aussi attiser les craintes d’une remise en cause de l’ordre établi et des traditions, ce qui était la motivation dominante des catholiques dans leur rejet du protestantisme. C’était aussi la raison du rejet des réformes centralisatrices de la monarchie et de l’affaiblissement des autorités régionales qui en étaient la conséquence. Des historiens, aujourd'hui, suggèrent que la fureur des massacreurs de la Saint Barthelémy aurait été inspirée par une angoisse existentielle : la critique protestante, iconoclaste et sacrilège, de l'ordre établi, de ses rites et cérémonies tapageuses et empreintes de superstition aurait suscité une "sainte horreur" justificatrice des massacres. Que vaut cette explication pour nous qui assistons si souvent à des pogroms et génocides ?
Il n'en reste pas moins que le monarque, tout comme de nos jours le président de la république, était censé incarner l'unité du royaume. A travers la question religieuse, c'est peut-être , en dernière analyse, cette question de l'unité de l'ensemble des sujets de l'Etat qui était en jeu. Une question éminemment moderne et tout à fait d'actualité : le sujet ! Qu’entend-t’on par là ? La soumission et l’obéissance à l’autorité étatique ? Ou bien l’individu libre et responsable de soi-même comme d‘autrui, comme l’ont écrit Rabelais, Montaigne et Descartes ? Ou bien encore le sujet serait-il à la fois l’un et l’autre, capable de s’inscrire dans un Etat, une collectivité, un pays, une nation, mais aussi de penser librement ?
On voit ainsi apparaître alors, dans les propos des protagonistes des guerres dites de religion, un recours ultime et parfaitement ambigû lorsque la justice d'Etat semble défaillante, notamment quand le roi Charles IX fit exécuter Coligny sans jugement en vertu de son autorité absolue. Le peuple, la "populace", est apparu dans l'esprit de beaucoup comme l'instrument, dépassant, débordant les intentions des manipulateurs, d'une justice immanente, manifestation de la souveraineté, qui apparut également alors comme une nouvelle notion politique.
Ce qui m'apparait comme l'énigme fondamentale de cet événement, c'est de se demander comment la renaissance, ce grand mouvement intellectuel, a pu aboutir à ces questions essentielles par une telle explosion de violence irrationnelle .
Il y a des événements heureux, certes, celui là, si sombre fût-il, en est un aussi par les questions qu'il nous pose.
